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Le Médecin du Prince

par Anne-Marie MOULIN, philosophe, médecin, directrice de Recherche au CNRS

     Réfléchir aux nombreuses facettes du médecin du prince, au cours de l'histoire, c'est s'interroger sur la question des soins à travers les différences de culture, de religion, sur la capacité de communication transculturelle du médecin, dont le métier relève autant de la philosophie et de l'histoire que du savoir ; car le médecin du prince, à l'écoute de son patient 24 heures sur 24, en est si proche qu'il peut sortir de son rôle et jouer, volontairement ou non, les ambassadeurs, voire les espions, et ce d'autant plus que les princes se sont souvent attaché les services de médecins étrangers. Trois personnalités d'époques différentes ont été retenues pour étudier ces questions.



Maïmonide

Maïmonide

     En premier, Maïmonide (1135-1204) est un bon exemple du nomadisme médical. Juif né à Cordoue, issu d'une lignée de hauts dignitaires, il est d'abord connu comme philosophe et commentateur du Talmud.

     La Reconquista des rois catholiques le contraint à l'exil, au Maroc, en Palestine, et finalement au Caire. Pour ce connaisseur d'Aristote et Hippocrate, le médecin se doit d'être parfait moralement et intellectuellement (l'antique serment d'Hippocrate a été adapté au savoir et aux cultures du moment) ; ayant opté pour la pratique de la médecine, cet érudit renommé devient le médecin du sultan Saladin, puis de son fils et successeur Nur-ed-Din. Son parcours quotidien dans la ville du Caire, pour se rendre à la citadelle, témoigne aussi de sa conception de sa fonction : médecin de la cour et de la foule, il soigne aussi les pauvres, gratuitement, au retour, ces pauvres qui vivent toujours dans le même milieu toxique ; en somme le prince, en entretenant largement son médecin, lui permet de bien vivre et de soigner aussi ses sujets les plus déshérités. Auteur de divers traités, dont l'un sur la mélancolie dont souffrait Nur-ed-Din, cet homme de bon sens, capable de communiquer avec tous les milieux, prône avant tout une hygiène de vie pour maintenir la santé du corps et avoir "la guérison de l'esprit".
Humaniste et diplomate, il tenta d'établir un lien entre les différentes communautés et mena des négociations à Jérusalem, à l'occasion de ses rencontres médicales.




Clot-Bey

Antoine-Barthélémy Clot ou Clot-Bey

     Toujours en Egypte, six siècles plus tard, Clot Bey (1793-1868) est une autre figure exemplaire. Grenoblois d'origine, il a appris la médecine sur le terrain, avant de faire une thèse à Marseille : docteur en chirurgie à l'hôtel Dieu de cette ville, chef de travaux anatomiques de l'Académie de Médecine, c'est un médecin réputé quand Méhémet Ali (1769-1849), pacha d'Egypte depuis 1806, le fait venir au Caire en 1825, dans le cadre d'une modernisation du pays. Ce souverain très autoritaire soutient son pouvoir par une armée de conscription -suivie par les familles-, dont la santé est gage d'efficacité, d'où le besoin de cadres sanitaires, la création d'un Conseil de Santé, d'un service de santé militaire, d'une école de médecine en 1827 (chaque professeur étranger dispose d'un traducteur) et du grand hôpital d'Abou Zabal, aujourd'hui disparu. Ayant reçu pour ses travaux le titre honorifique de Bey, en 1831, Clot l'ajoute à son nom que porte encore une rue du Caire, près de la gare Ramsès, quartier "chaud" à l'époque.



L'abaissement de la cataracte par un kahillîin
(peinture du 14ème siècle)
    

Il s'est signalé par des opérations de la cataracte par abaissement du cristallin avec une aiguille, méthode pratiquée depuis le moyen-âge et connue des kahillîin, les oculistes arabes.



(tableau de l'orientaliste Philippeaux)

     Héritier de la vieille théorie des humeurs mais aussi adepte de Broussais (1772-1838) qui souligne l'interdépendance des divers organes, Clot obtint une diminution de la mortalité à l'hôpital (effet de coincidence ? efficacité ?). Ne dissociant pas la formation du médecin et du chirurgien, il obtient du Pacha et des autorités religieuses l'introduction de la pratique de l'autopsie sur des cadavres d'esclaves ou d'indigents pour éviter de trop choquer. Adepte de la vaccination contre la variole (introduite par Jenner en 1799, ou selon la méthode popularisée par Lady Montagu), il s'appuie sur le réseau des barbiers, qui pratiquaient traditionnellement au moins la "petite chirurgie", il développe des thérapies pour le grand nombre. Faut-il contraindre ? Le Pacha imposa la vaccination en Egypte, longtemps avant qu'elle le soit en France.



Autre portrait de Clot-Bey
(réalisé par Antoine-Jean Gros en 1833)

     Clot cherche aussi à favoriser la formation de femmes médecins ; les premières furent des prostituées, pour leur connaissance du corps, masculin en particulier ; mais cette expérience n'a pas été relatée, et, faute de succès auprès des filles de bonnes familles, on finit par recruter des médecins parmi les esclaves femmes. Il y eut peu de soignantes jusqu'au XXème, et diversement accueillies. Par la conjonction de la volonté du Pacha et d'un médecin qui se fit souvent l'avocat de l'Egypte auprès des puissances étrangères, ce pays fit figure de pionnier.




Lilias Anna Hamilton
à l'époque de son séjour à Kaboul (1895-98)

Lilias Anna Hamilton

     Puisque l'Egypte a amené la question de l'exercice de la médecine par des femmes, que nous apprend l'existence d'une doctoresse de la fin du XIXème, Lillias Anna Hamilton (1858-1925) ? Infirmière, puis docteur en 1890 après ses études à Glasgow, elle séjourna à Calcutta, et vint en Afghanistan : on ne sait si voulait-elle simplement se soigner au bon air des montagnes ou avait-elle été invitée par l'émir pour soigner ses épouses et ses enfants? Même si elle soigne des cohortes de pauvres qui se pressent à sa porte, elle soigne l'émir Abdur Rahman Khan à Kaboul de 1895 à 1898.




L'émir Abdalrahman
à (vieillissant) en 1895

     Cet "émir de fer" (1840-1901), qui règne depuis 1880, dirige de manière forte un pays aux frontières mal définies, fait de provinces multiethniques, qu'il veut moderniser comme état-tampon de la région. La médecine, au stade embryonnaire, est surtout exercée par les hakims, praticiens traditionnels aux traitements empiriques : Lillias Hamilton doit lutter contre leurs préjugés et les coutumes ancrées dans la population et au palais. Elle vit dans un milieu difficile de cabales, stress, poisons, et en temps de guerre. Mais ses albums de photos montrent aussi des scènes de la vie de tous les jours, graves ou paisibles:

Une des ses patientes (dame du harem royal) lisant le Coran

(l'instruction a donc progressé, et l'islamisation également)


Le Docteur Lilias Hamilton et de pauvres malades devant la porte de sa maison à Kaboul

(variante: ) Le Docteur Lilias Hamilton avec ses patients devant l'hôpital

Les vaincus (après l'invasion de leur pays - le Kafiristan) réfugiés dans la capitale

Les filles des vaincus kafirs dans les rues de Kaboul en 1897, maigres, souriantes et sans signes religieux

De jeunes filles kafirs après leur prise en mains par la nouvelle société: elles posent avec un voile.




Lilias Anna Hamilton
à la fin de sa vie

     Malgré sa proximité avec la famille régnante (une photo du fils de l'émir Abdulrahman, Nasrullah qu'elle accompagna à Londres où la reine Victoria le reçut le rappelle), elle quitta l'Afghanistan pour l'Afrique du Sud, où elle dirige une ferme, puis fonde un collège d'horticulture en Grande Bretagne, s'engage dans les corps expéditionnaires du Monténégro en 1915 et mourra à Nice. Cette femme, qui a franchi un double obstacle culturel, montre combien l'art de la médecine peut transcender les frontières géographiques et religieuses.

     Ces personnalités exceptionnelles montrent comment le prince peut utiliser son médecin pour développer un début de politique de santé publique, ou comme émissaire, mais le médecin peut habilement instrumentaliser son prince pour assurer les soins aux plus nécessiteux. Elles révèlent aussi que la médecine a toujours eu son rôle à jouer dans les époques troublées.

Conférence proncée le 27 mars 2012

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