RCHIVES
La publicité de Michelin, de la fin du 19ème aux
années 30
17
mars 2010
Marc MARTIN nous a présenté ce jour cette étude sur un aspect peu connu de l’essor de la maison MIchelin.
Marc Martin est Maître de
conférences honoraire à l’Université de Paris X-Nanterre, spécialiste
de l’histoire des médias et des grands reporters, et Ancien Elève du Lycée Blaise Pascal
Je ne parlerai que de la
période allant de 1890 au début des années 1930, et seulement de la publicité
en France. Il m’était apparu, il y a près de vingt ans déjà, préparant
l’ouvrage sur Trois siècles de publicité en France (Odile Jacob 1995),
que la politique publicitaire de l’entreprise clermontoise avait été, alors,
pionnière dans notre pays. Certes Michelin a fait aussi dès cette époque de la publicité à l’étranger, en Grande-Bretagne notamment, même aux Etats-Unis, où il avait installé avant 1914 une usine à Milltown. Mais l’historien est prisonnier de ses sources. Or la firme Michelin n’est pas réputée pour sa transparence, plutôt pour être la maison de la discrétion voire du secret. On ne peut donc compter sur les archives de l’entreprise. Il est vrai que depuis peu Michelin a créé un musée, passionnant d’ailleurs, où il montre au public beaucoup de documents publicitaires. Mais une étude objective ne peut se fonder sur des pièces sélectionnées par une entreprise, d’autant que leur choix répond, le plus souvent, à des critères de pittoresque ou d’esthétique . L’historien ne peut donc connaître la publicité que par ses traces dans les médias, soit essentiellement, à cette époque, dans la presse. Il lui faut donc devenir une sorte d’archéologue qui, au lieu de fouiller le sol, fouille les collections de journaux et de périodiques de la Bibliothèque Nationale de France. |
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La conversion de Michelin à la publicité.
Les débuts de la
Maison Michelin sont bien connus des Clermontois. La geste familiale a été
largement diffusée, en particulier par les publications distribuées au
personnel, avec quelques embellissements inhérents au genre. Venant de Paris,
la famille Michelin arrive à Clermont en 1886. Ils sont deux frères, André,
l’aîné, et Edouard, qui viennent prendre en mains la petite usine de produits
de caoutchouc Barbier-Daubrée, en piètre état, dont ils ont hérité. La gestion
de la maison clermontoise revient rapidement à Edouard, qui a fait des études
de droit, tandis qu’André reste à Paris, où il dirige une autre entreprise.
C’est André qui va être l’inspirateur, le véritable conducteur de la politique
publicitaire de la maison clermontoise. Ingénieur de l’Ecole Centrale de Paris,
bien inséré dans les milieux mondains de la capitale, il est passé par les
Beaux Arts. Là, il a noué des liens avec le milieu des peintres et des
dessinateurs de la capitale - c’est la grande époque de l’affiche française,
celle aussi de la grande mode de la presse « humoriste » représentée
par des revues amusantes, aux plaisanteries pas toujours subtiles, Le Rire,
Le Pêle-Mêle, Le Sourire, L’Assiette au beurre, très lues
dans la bourgeoisie parisienne et provinciale ( moins la dernière qui est de
tendance anarchisante).
La publicité,
déjà très développée en Angleterre, en Allemagne, et qui règne aux Etats-Unis,
est alors peu utilisée en France. Les raisons sont économiques. La France est
un pays rural, de petite paysannerie auto-suffisante et faible consommatrice,
de petits commerçants hostiles à des messages qui conseillent aux clients des
produits qu’ils n’ont pas. Les causes de ce rejet sont aussi culturelles. Max
Weber a montré l’opposition entre les pays protestants où l’argent est
considéré comme signe d’une faveur divine, et ceux qui, comme la France,
imprégnés par une tradition catholique séculaire, voient derrière la
« réclame », terme péjoratif qui désigne alors la publicité, la force
corruptrice de l’argent qui, en nourrissant les envies de bien-être et de luxe,
éloigne des préoccupations du salut. Le même rejet se retrouve dans les
courants issus du proudhonisme: mutuellisme, anarchisme et socialisme. Plus que
tout, ces traits de culture expliquent en France la faible place de la
publicité dont l’usage, qu’en font les marchands de remèdes miracles, renforce
encore la méfiance qu’elle inspire.
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Michelin rencontre la publicité après 1890. Tout commence avec la bicyclette et l’arrivée du sport cycliste. C’est l’époque des premières courses sur route, de ville à ville. La bicyclette est alors un engin de 25 ou 30 kilos, à pneus pleins. Au printemps 1891, Michelin invente le pneu à air démontable. La firme anglaise Dunlop a déjà imaginé le pneu à air, mais son enveloppe est collée à la roue. Celui de la firme clermontoise n’est pas collé mais fixé par des tringles et des boulons, donc démontable. La légende Michelin prétend que le système a été mis au point après qu’un touriste anglais était venu faire réparer sa machine. Ce qui est sûr c’est que Dunlop a intenté à la maison clermontoise, dont l’avocat était le futur Président de la République, Raymond Poincaré, un procès en paternité que Michelin a gagné. En septembre 1891, Pierre Giffard, rédacteur en chef du quotidien à 5 centimes, Le Petit Journal, qui tire à un million d’exemplaires, organise la plus longue course cycliste jamais courue, Paris-Brest-Paris, 1106 kilomètres. Il est interdit de changer de machine et de roue. C’est sans doute ce qui incite Michelin à y participer, en engageant un champion en fin de carrière, Charles Terrant. Plus de 400 coureurs prennent le départ, dont un clermontois. Trois cents, dont le clermontois, abandonnent. Grâce à l’avantage du pneu à air et à la rapidité de réparation, Terrant gagne l’épreuve en 71 heures et demie. Malgré ce succès, on ne relève guère de publicités de Michelin sinon celles qui sont associées à La Bicyclette Humber sur Pneus Michelin. Un slogan en sortira plus tard: Michelin, le père des démontables. |
Ce n’est que plus tard, en
1895, année où ils participent à la course Bordeaux-Paris sur L’Eclair,
que les frères Michelin entreprennent de fabriquer des pneus pour les
automobiles dont c’est le début du fabuleux destin, et se convertissent à la
publicité. Les bandages pleins, que fabriquent à Clermont Torrilhon et
Bergougnan, sont de plus en plus réservés aux véhicules utilitaires. Les
premiers clients de l’entreprise clermontoise, ironie du sort, seront les
fiacres de Paris. Son entrée dans le monde des industriels de l’automobile date
vraiment de 1900 quand est fondé le quotidien L'Auto (précurseur de L’Equipe)
dont Michelin est l’un des trente-six actionnaires, le troisième, mais avec
seulement 20 actions sur 400, le Marquis de Dion, constructeur de voitures et
Président de l’Automobile Club de France, en ayant à lui seul 300. Le parc automobile
français passe de 3 000 véhicules en 1900 à 100 000 en 1914. La demande est
accrue par la fragilité des pneumatiques, en raison du poids des engins et des
routes empierrées. La crevaison et l’éclatement sont la hantise des chauffeurs.
Sur le nouveau marché des pneumatiques, européen plus que national, au début
d’une vigoureuse expansion, la concurrence est forte entre Michelin, l’anglais
Dunlop et l’allemand Continental. D’où l’intérêt de la firme auvergnate pour la
publicité.
Les traits de la publicité Michelin
Celle-ci ne se
trouve guère dans les quotidiens, sauf dans L’Auto avant 1905, où une
brouille avec de Dion et les constructeurs prive Michelin de la place de choix
qu’il avait au Salon de l’Automobile et l’amène à retirer ses annonces
au quotidien sportif. Il confie alors au quotidien à cinq centimes Le
Journal, dont le public est plutôt bourgeois et conservateur, une chronique
hebdomadaire de conseils aux automobilistes, Les Lundis de Michelin.
Mais ses supports de prédilection sont les revues illustrées: l’ancienne Illustration,
qui reçoit aussi des Lundis et son supplément L’Illustration
Théâtrale, ainsi que dans les nouveaux titres apparus au tournant du
siècle: Lectures pour tous d’Hachette en 1898 et Je Sais tout
fondée en 1905. Toutes ces publications, coûteuses, s’adressent à un public qui
remplace les plaisirs aristocratiques et bourgeois de la promenade à cheval par
le voyage en automobile. En dehors des affiches intérieures destinées aux
revendeurs, l’affiche illustrée, qui pourtant connaît alors sa grande époque,
média à très large audience peu adapté à des messages destinés à une élite de
la fortune, n’est qu’un support accessoire de la publicité Michelin.
Cette publicité privilégie deux séries d’arguments. Les victoires dans les courses, source de prestige aux yeux des nouveaux sportsmen (courses de ville à ville, de plus en plus longues et européennes, courses en circuit: la coupe Gordon-Bennett en 1905 sur le circuit de Charade, le circuit annuel de la Sarthe précurseur des 24 heures du Mans), prouvent que le pneu Michelin est le meilleur, plus résistant que les «pneus X ». Le second argument est celui de l’innovation technique, de l’inventivité de Michelin qui était déjà « Le père des démontables », slogan fréquent dans Je Sais tout. |
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D’autres illustrations dans Lectures pour tous annoncent « Le pneu jumelé Michelin pour poids lourd » ou « Le boulon valve Michelin ». Prolongeant ce thème, les prix d’encouragement à l’aviation comme celui accordé en 1912 à Renaux, parti de Paris, pour son atterrissage au sommet du Puy-de-Döme, montrent que Michelin est le champion de la modernité. |
Cette publicité est originale par son ton et son style. Le dessin y tient une place essentielle, toujours un dessin qui fait rire ou sourire. Le même esprit inspire la presse humoriste si prisée par cette bourgeoisie de la Belle Epoque et la publicité Michelin, du reste ce sont les mêmes dessinateurs qui travaillent pour elle et pour la partie rédactionnelle. Rares sont les dessins qui comportent des bulles, ce ne sont pas des bandes dessinées, mais ils sont souvent accompagnés de textes, comme le sont les Facéties du Sapeur Camembert de Christophe, parues quelques années plus tôt (en 1890) et qui connaissent alors un succès considérable dans un public dont font partie les pionniers de l’automobile. En choisissant cette publicité humoriste, dont l’esprit est aux antipodes de celle pratiquée par les américains, Michelin recourt à une publicité de connivence, socialement ciblée, capable de surmonter dans le public visé la méfiance répandue dans toute la société française à l’égard des annonces. |
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André Michelin et la publicité Michelin.
André Michelin est
l’inspirateur de cette publicité. C’est lui qui en trouve les artisans dans le
milieu des Humoristes, un ensemble d’auteurs qui rédigent ou illustrent les
revues du rire. Ils sont groupés en une association qui organise chaque année
le Salon des Humoristes. André Michelin appartient au Comité d’Honneur qui le
patronne. Il y côtoie de nombreuses personnalités de la presse et de l’édition,
René Baschet, propriétaire de L’Illustration, Gaston Calmette, directeur
du Figaro, Maurice Sarraut, patron du grand quotidien radical La
Dépêche de Toulouse, Paul Gallimard. Aux Humoristes, André a rencontré
Marius Rossillon. Né à Lyon en 1867, celui-ci dessine à Paris dans les journaux
du rire à partir de 1890 tout en travaillant pour l’imagerie d’Epinal. Plus
connu sous son nom de dessinateur, O’Galop, il est l’inventeur de Bibendum qui
est devenu le symbole de la marque. Par la construction d’un personnage formé
de pneus empilés, il réussit l’humanisation du produit, ce qui explique sa
survie séculaire (il y a avant la lettre du surréalisme dans Bibendum). Les
traits que reçoit ce premier Bibendum, large figure et grosse panse, lorgnons
et coupe en main, reproduisent les stéréotypes du bourgeois 1900 et parfont
l’effet de connivence qui fonde le succès de la publicité Michelin.
1905 - (Je Sais Tout) La publicité fondée sur les succès aux courses. Le Bibendum de O'Galop a tous les traits du grand bourgeois ou de l'aristocrate qui possède une automobile: l'embompoint, le cigare, le lorgnon. |
Le même esprit de plaisanterie inspire les petits textes des Lundis publiés d’abord dans L’Auto puis, après la brouille avec les constructeurs, dans Le Journal à partir de novembre 1907: l’Association des Humoristes ne groupait pas que des dessinateurs, mais aussi de hommes de plume, comme Maurice Saillard qui rédige ces courtes histoires, qui sont en fait des publicités rédactionnelles, conseils ou réponses à des lecteurs automobilistes qui contiennent toujours quelque formule qu’il veut amusante comme: « Le pneu nous a délivrés du plus affreux des supplices, le supplice de la roue » ou «Le pneu réalise l’entente cordiale de la roue avec l’obstacle », deux textes de 1907 - la publicité Michelin aime les allusions à l’actualité. Il poursuit l’humanisation de Bibendum en le faisant souvent dire « Mon papa Michelin ».
1924 - Carte postale, également éditée sous forme d'affichettes 40 x 31 Quand Michelin pousse à revendiquer! |
Le Lundi du 22
septembre 1913 fait un clin d’oeil à cette classe de riches automobilistes qui
a été majoritairement anti-dreyfusarde, en mettent en scène le Juif errant
Ahasverrus qui se félicite d’avoir choisi les pneus Michelin: « Je n’ai
plus besoin de mettre ma main à la poche si ce n’est pour payer mes
contributions ». Je n’ai pas relevé d’autres manifestations
d’antisémitisme dans les Lundis.
Maurice Saillard, né à Angers en 1872, de la même génération que O’Galop, est
plus connu sous le nom de Kurnonsky. Quand il quitte la publicité rédactionnelle
de Michelin, dans l’entre-deux-guerres, pour la critique gastronomique et la
rédaction de guides il continue de servir, indirectement, le fabricant de
pneumatiques en encourageant le tourisme des bonnes tables.
Les thèmes de la publicité Michelin changent
Ce n’est pas une
rupture brutale, d’ailleurs Bibendum dure, mais une évolution, commencée avant
la guerre, et sur une vingtaine d’années. A une publicité destinée à de riches
bourgeois, Michelin substitue une publicité qui cherche à gagner à l’automobile
de plus larges couches. Un slogan résume ce changement: « Le meilleur
pneu au plus bas prix possible ». C’est la fin de la mise en avant des
succès en course dont la marque déclare qu’ils cessent de lui être utiles.
L’utilisation du Journal, 750 000 exemplaires quand Michelin lui a
confié ses publicités rédactionnelles, n’a donc pas pour seule cause la quête
d’un support de substitution à L’Auto, mais marque un changement dans la
politique publicitaire et commerciale de la firme: elle refuse de ne fournir
qu’une poignée d’amateurs et envisage d’élargir la clientèle de propriétaires
d’automobiles du côté d’une moyenne bourgeoisie de commerçants, de
fonctionnaires et de rentiers: là est l’avenir du fabricant de pneumatiques.
L’épisode donne à la brouille de 1905 entre Michelin et les patrons du Salon
menés par le marquis De Dion le sens d’un conflit entre ceux qui voulaient que
l’automobile reste un engin sportif aristocratique et le manufacturier
clermontois qui en voyait l’avenir dans la démocratisation de son usage.
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La publication de guides et de cartes vise aussi à élargir la clientèle des automobilistes en les aidant. En 1900 est publié le premier Guide rouge de France qui offre le plan des principales villes et indique les garages, les hôtels et les restaurants les meilleurs. Il est offert à qui le demande. Il devient payant (7 francs) en 1920. Toute une famille de guides des pays voisins apparaît à partir de 1904. La première carte Michelin date de 1905. De 1910 à 1913 est publiée la carte au 200 000ème en 47 feuilles pliées en accordéon. En 1908 déjà avait été créé le Bureau des Itinéraires de qui tout automobiliste pouvait recevoir un itinéraire. |
La difficulté était en effet l’absence de moyens pour se repérer sur les routes d’une région inconnue de lui. Logiquement est donc entreprise avec le soutien du Touring-club et de l’Automobile-Club une campagne pour le classement et la numérotation des routes, soutenue par une pétition nationale. Suit de près l’installation de panneaux indicateurs à l’entrée d’agglomérations, avec la mention « Don de Michelin », ainsi que d’autres « Attention à nos enfants ». Ces nouveautés montrent clairement qu’il ne s’agit plus de toucher une clientèle de sportifs mais des usagers nouveaux pour qui l’automobile sert à des déplacements de loisirs voire de travail, tout en désarmant l’hostilité d’une grande partie du public contre ces monstres puants et pétaradant qui traversent les villes à quarante à l’heure. En anticipant ainsi sensiblement l’évolution des usages de l’automobile, Michelin prépare son futur marché.
La guerre accélère cette évolution. La consommation et la production des pneumatiques s’effondrent. Seuls sont avantagés ses concurrents qui produisent des pneus pleins pour les camions de l’armée. Michelin se tourne vers la fabrication d’avions, les Bréguet de bombardement: une copie de l’appareil, exposée sur le parking de l’aéroport d’Aulnat, rappelle cette intrusion de la firme clermontoise dans l’aéronautique. La guerre a été pour elle une très mauvaise période et pour sa publicité un temps vide. C’est le moment où elle a dû fermer son usine de Milltown.
La publicité de Michelin après la guerre
Le manufacturier clermontois rencontre une concurrence accrue. Celle de Continental disparaît mais celle des américains, Goodrich, Goodyear, devient d’autant plus redoutable que Michelin a perdu techniquement du terrain face à eux. Mais il y a l’avantage que les conditions du marché français changent. La production des automobiles croît considérablement: celle de Citroën, la marque la plus dynamique avec Renault, passe, entre 1920 et 1930 de 20 000 à 100 000 voitures par an. La firme clermontoise voit donc se concrétiser une situation qu’elle avait espérée, ce qui justifie son changement d’orientation publicitaire.
En 1926 Michelin lance ses guides régionaux, les Guides Verts, en commençant par la Bretagne. La France est entièrement couverte au début des années 1930. La politique de signalisation continue, également pratiquée par Citroën et Renault. C’est l’époque où Michelin imagine de placer aux carrefours des bornes en ciment à quatre faces, « Don de Michelin ». Le département du Puy-de-Dôme a été le premier équipé grâce à l’appui de Pierre Laval. Ces bornes ont fait partie du paysage des campagnes auvergnates jusqu’aux lendemains de la Libération. Elles ont été ensuite enlevées par les Ponts-et-Chaussées pour n’être pas toujours adaptées à la disposition des carrefours. Dans la région, beaucoup avaient été déjà cassées par les maquis des FTP pour gêner le repli des troupes allemandes après le débarquement. Si l’on peut douter de l’efficacité de cet objectif, peut-être l’épisode peut-il aider à expliquer autrement, et en fonction de la conjoncture politique, cette élimination. Dans une période de nationalisations et d’hostilité aux grandes entreprises privées, la signalisation routière ne devait-elle pas devenir un service public et ne fallait-il pas éliminer du bord des routes le nom d’une grande entreprise capitaliste? Aujourd’hui il reste de rares témoins de ces bornes Michelin dans quelques zones reculées. |
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Le recours à une couverture médiatique quasi totale du public français est la grande nouveauté de la publicité Michelin au cours des années vingt, ce qui est l’aboutissement logique de ses objectifs: gagner de nouvelles couches à l’utilisation de l’automobile. A la fin du printemps de 1924 Michelin entreprend, en direction des artisans, des commerçants et de la paysannerie aisée une grande campagne de presse. C’est encore une fois une publicité rédactionnelle, de petits articles, accompagnés d’un dessin, rédigés par Maurice Saillard. Ils se reconnaissent aisément comme publicitaires puisqu’ils sont signés Bibendum. Tous cherchent à convaincre de la supériorité de l’automobile sur le cheval: « L’auto coûte trois fois moins cher à nourrir qu’un cheval », « Le pneu coûte moins cher au kilomètre que le fer à cheval ( 11 et 16 juin 1924). Ou encore « L’auto facilite la tâche de la femme surtout à la campagne » ( 6 juin 1924), une partie des messages cherche à convaincre les femmes, notamment les fermières, d’utiliser l’automobile: |
La campagne dure plusieurs semaines
à partir du 22 mai 1924. Son originalité est de toucher l’immense majorité des
lecteurs de la presse quotidienne. En effet elle n’utilise pas un ou quelques
journaux mais, innovation importante pour une grande entreprise, tous les
grands quotidiens nationaux ainsi que tous les quotidiens régionaux
d’importance - en Auvergne Le Moniteur et L’Avenir, La Montagne
est à ses débuts et n’a que peu de lecteurs. Michelin, servi sans doute par son
installation en province, a perçu l’importance nouvelle pour la publicité des
quotidiens régionaux alors en plein essor. Tous les titres passent le même
message de cinq jours en cinq jours. L’exemple ne tardera pas à être imité par
Citroën, le constructeur dont la publicité est la plus dynamique au cours des
années vingt: lui aussi recourt à plus d’une centaine de titres. Mais entre les
deux politiques, une différence majeure: Citroën utilise de grands placards, des
pages entières, alors que Michelin n’achète que quelques dizaines de lignes
dans chaque journal: même dans sa publicité, le sens de l’économie prévaut.
D’autres
initiatives méritent d’être signalées durant les années vingt. La Bibliothèque
Nationale conserve de nombreuses brochures destinées aux voyageurs de commerce
ainsi qu’aux entreprises qui les emploient pour les persuader que l’automobile
est pour eux un outil indispensable et avantageux. Leurs titres sont
explicites: « Ce que l’auto coûte réellement », « Voyageurs
de commerce! L’automobile augmentera vos bénéfices et votre confort ».
Il n’est pas jusqu’aux usagers des autobus parisiens que Michelin cherche à
convaincre, en faisant distribuer des milliers de cartes postales dans la
capitale, d’exiger de la régie des transports parisiens qu’elle remplace enfin
les bandages pleins de ses voitures par des pneumatiques: Michelin, allumeur de
revendications...
Au début des
années trente, le manufacturier Clermontois cesse de porter à la publicité le
même intérêt qu’auparavant. Elle disparaît de la presse, des revues, il compte
sur ses guides, ses cartes, les affiches intérieures chez les revendeurs, sur
la première monte pour conserver ses clients, une première monte qui en fera le
premier créancier de Citroën et lui permettra de prendre le contrôle du
constructeur en faillite. Deux raisons expliquent ce tournant. André Michelin,
qui avait été la grand inspirateur de cette publicité, meurt en 1931.
Simultanément vient la crise et comme toujours, les premières économies que
font alors les industriels portent sur la publicité. Les grandes campagnes ne
reviendront que plusieurs dizaines d’années plus tard.
Les quarante ans de Bibendum: l’esprit de la publicité
Michelin>
Comme il se
doit, comme toute publicité, celle de Michelin ne montre que les aspects de
l’entreprise et de ses productions jugés positifs. Tout ce qui pourrait en
ternir l’image est ignoré. Aucun de ses messages ne fait allusion aux
plantations d’hévéas en Cochinchine, les premières créées en 1926. Dès ce
moment, les conditions d’exploitation des coolies qui y travaillaient étaient
dénoncées et leur donnaient mauvaise réputation, au point qu’Alexandre Varenne,
député du Puy-de-Dôme, qui avait été nommé en 1925 Gouverneur Général de
l’Indochine, avait été exclu du Parti socialiste.
Mais, dans sa
forme comme dans son argumentation c’est une publicité remarquablement
créative, mobile, capable de s’adapter: ainsi au lendemain de la guerre, elle a
su devenir conseillère et pratique et renoncer à l’humorisme insistant, n’en
gardant qu’une pincée pour faire sourire et Bibendum cesse d’être un gros
bourgeois dominateur pour devenir le fils bienveillant de « Papa
Michelin ». D’une publicité de connivence destinée à une petite
aristocratie mondaine de la richesse on est passé à une publicité qui s’adresse
aux français moyens, pour assurer les artisans, les commerçants, les agriculteurs
aisés et leurs femmes que tous peuvent conduire une automobile. Avant 1914
Bibendum est un affreux colonialiste: en 1907: une publicité de Je Sais Tout
le montre, trônant sur un fauteuil, cigare à la bouche, devant trois noirs qui
lui baisent les pieds. Au cours des années vingt, où commencent, en Indochine,
comme en Inde et en Egypte, les premiers mouvements contre les puissances
impériales, la publicité Michelin fait silence sur ce qui touche à la question
coloniale.
Si l’on peut
observer une constante chez elle tout au long des quarante années que nous
avons survolées, c’est l’exaltation de la France. Elle passe d’un nationalisme
et d’un chauvinisme affirmé à une valorisation de ses régions et de son passé.
Avant 1914 le thème prend un caractère agressif contre l’Allemand Continental
accusé de « naturaliser » dans une fausse usine parisienne des pneus
fabriqués en Allemagne. Au lendemain de la guerre, le nationalisme bleu-horizon
inspire le lancement des guides sur les villes détruites et sur les champs de
bataille, publiés aussi en anglais avec l’espoir vite déçu d’un afflux de
touristes américains.
Dès lors la valorisation de la France est confiée aux Guides Verts dont commence la grande époque. Elle se fait par la mise en valeur de la diversité de ses paysages naturels, de ses plages et de ses montagnes, par celle aussi de son patrimoine historique qui, dans cette première génération, ne retient qu’exceptionnellement un épisode ou un monument postérieur à 1789, par la découverte aussi de sa gastronomie et de ses cuisines régionales à laquelle contribue le Guide Rouge, transformé aussi en guide gastronomique. Quel rôle a joué Maurice Saillard, Curnonsky, dans cet infléchissement, je n’ai pas réussi à l’éclaircir: quelqu’un en saurait-il plus?
Dans un article d’avril 1925, La Publicité, la seule grande revue en France traitant de publicité, écrivait: « On n’a jamais rien fait de bien suivi pour développer le marché de l’automobile en France, car les courses, les épreuves d’endurance et les salons sont insuffisants à ce point de vue. Si un effort méthodique a été poursuivi dans ce but, c’est à Michelin qu’on le doit ». Avec la réserve que les grands constructeurs automobiles, après 1920, Renault, Peugeot et surtout Citroën, l’ont rejoint sur ce terrain, on peut être d’accord avec ce jugement. Une importante contribution à la promotion de l’automobile dans notre pays c’est bien ainsi qu’apparaît, pour résumer ce que nous avons dit en une phrase, le rôle, dans la publicité, de la Manufacture clermontoise. Avec tout ce que cette promotion a comporté d’avantages et de nuisances.
Clermont-Ferrand,
le 17 mars 2010
Marc MARTIN , pour