RCHIVES

Les papiers de Blaise Pascal

par Dominique DESCOTES, Professeur à l'Université Blaise Pascal, Directeur du Centre International Blaise Pascal

(Le centre International Blaise Pascal a pour mission la mise au point d'une édition électronique des Pensées)

     Numériser les Pensées, c'est revenir au manuscrit, analyser les papiers, c'est-à-dire déchiffrer mais aussi étudier le support du texte. Ce travail encore en cours permet d'ores et déjà de tordre le cou à certaines idées reçues : Pascal n'est ni un "romantique", ni une sorte de littéraire "farfelu" écrivant comme sous la dictée d'une inspiration foudroyante ; le déchiffrage minutieux des textes avec leurs variantes et corrections successives permet d'entrer dans la méthode de réflexion de Pascal.

     Les données du problème : les dossiers constitués par Pascal, entre 1654 et 1662, et que sa famille trouve à sa mort.

     Pascal écrit, prend des notes sur de grandes feuilles et de grands feuillets doubles, parfois des demi-feuillets découpés, ou du papier réutilisé (par exemple des notes pour Les Provinciales sur un papier avec un théorème de mathématiques en langage symbolique).
     Si on analyse le manuscrit d'un texte célèbre, comme celui du "pari", on constate que la rédaction initiale a été complétée ultérieurement ; dans le premier jet, il n'est pas encore question du "pari". Le texte est d'autant plus difficile à suivre qu'il est en cours d'élaboration.

     En outre, il arrive que Pascal fasse appel à un copiste, un secrétaire, ou sa sœur Gilberte. Mais Pascal ne laisse pas ses feuillets découpés en vrac, il constitue des liasses, puis jette une partie de ces dossiers devenus inutiles. Donc à la mort de Pascal et après le grand succçs des Provinciales , sa famille se retrouve avec des documents difficiles à déchiffrer et dans l'impossibilité d'en comprendre l'ordre. Elle en fait faire des copies, en 1663-1664, une premiçre copie perdue (C0), puis deux copies conservées (C1, C2 très postérieure), ce qui représente environ 500 pages par copie. On dispose aussi d'une table de 28 titres, suivie de 27 dossiers titrés dans le même ordre ; 34 ou 35 dossiers sans titre sont ordonnés différemment dans les copies C1 et C2 (en fait un empilage inversé, par ensemble de dossiers). Chaque titre correspond approximativement à une liasse. Donc tout le problème est un problème d'ordre . Ces copies ne reproduisent pas les corrections de Pascal mais facilitent la lecture de l'original. On peut en faire l'expérience sur le passage de la définition de la tyrannie : à suivre les corrections du manuscrit, on voit Pascal construire son idée et, à la fin, trouver le mot .

     L'utilisation des copies pour l'édition des Pensées

     Les amis de Pascal ont utilisé ces copies ; la C1 est source de l'édition de 1670. Les éditions dites de Port-Royal (1670-1678) font des Pensées un livre de piété. On relève des modifications et additions apportées aux fragments, et seules 400 pensées sur 900 ont été retenues. Or c'est le modèle unique de toutes les éditions jusqu'en 1840. Dans ces éditons le plan de Pascal est perdu, mais ses amis de Port-Royal le connaissaient bien, eux qui pouvaient se souvenir de leurs nombreuses conversations.
     Entre 1679 et 1710, on travaille sur la copie de Louis Perier, copie perdue (mais il y eut vers 1750 une copie de copie qui appartint à Sainte-Beuve). La grande innovation du XVIIIème est que, dans un souci de sauvegarde, on a collé les papiers de Pascal sur des cahiers de façon à constituer un gros registre ; or on a collé les papiers en fonction des espaces laissés vides par les grandes feuilles : l'ordre initial est totalement perdu ! En outre, progressivement, on publie des pensées inédites, issues du manuscrit Perier et des copies.
     Le tournant de 1842, c'est le rapport présenté par le philosophe Victor Cousin à l'Académie Française, dans lequel il pose le problème des phrases ajoutées ou transformées et montre la nécessité de revenir aux manuscrits. De nouvelles éditions feront date, au XIXème et XXème siècles (celles de Faugère, Havet, Brunschvicg, Tourneur, Lafuma) en révélant les préoccupations philosophiques de leurs auteurs, qui regroupent les Pensées par thèmes, ou choisissent de suivre l'ordre de l'une des copies, comme Lafuma (1951-1963) ou de suivre la copie de Gilberte Pascal, comme Sellier (1976-2010).

En conclusion, l'édition numérique permet de suivre la concordance détaillée entre le texte de Pascal et l'édition de Port-Royal, car elle offre la photo du manuscrit et sa transcription, une transcription figurée qui distingue les différentes strates du texte : on peut donc suivre le travail des corrections successives et apprécier la rigueur construite de l'œuvre de Pascal. Ce travail éditorial profite aussi de l'étude des papiers eux-mêmes ; la thèse de Pol Ernst, Géologie et stratigraphie des Pensées de Pascal (1989), permet, par exemple, par l'étude des filigranes, de l'écartement des pontuseaux, de reconstituer certains feuillets. Tous les procédés mis en oeuvre mènent parfois à la découverte d'une Pensée "perdue", ou confirment l'intrusion de rajouts. Il s'agit donc bien, par la numérisation, de donner à lire le manuscrit de Pascal.

Conférence proncée le 27 novembre 2011 lors de l'Assemblée générale de l'Association)

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