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Cicéron, homme politique et écrivain

par Cécile Décima, ancienne professeur agrégée de Lettres Classiques, ancienne élève du Lycée

Cécile Décima a été élève de l'Ecole Normale Supérieure de jeunes filles

LE CONSULAT

     Cicéron est élu consul pour l’année 63 à la faveur d’un désaccord entre les puissants : l’aristocratie sénatoriale, dont le patrimoine est constitué de vastes domaines terriens, détient le pouvoir politique, et une aristocratie d'argent, l’ordre des chevaliers (equites) qui a fait fortune dans les affaires, ont des divergences d’intérêt. Les uns et les autres sont d’autre part opposés aux populares, qui s’appuient sur le peuple et dont le programme inquiète les puissants, puisqu’il s’agit d’une loi agraire qui aboutirait à un partage des terres, et d’une remise générale des dettes. Cicéron, lui, est un homo novus, à distance des uns et des autres. C’est un modéré, défenseur de l’ordre et de la loi, du régime établi, de la propriété, des boni viri (les gens de bien) de tous bords. Il a toujours rêvé d’un front commun, une concordia bonorum, contre les populares en proie à la démagogie. Ce parti d’union, qu’il a organisé, et auquel il doit son élection, est assez instable, et ne le soutiendra plus dès que la situation sera moins tendue. Sur le thème du consensus, mot qu’il a inventé dans le sens que nous lui connaissons, il a été élu, par défaut en réalité, parce que les aristocrates (les optimates), sont contents de pouvoir grâce à lui barrer la route au candidat des populares, Catilina, dont ils avaient de bonnes raisons de se méfier, parce que, évincé lors d'élections précédentes, il avait précédemment déjà projeté un coup d’Etat, qui avait manqué in extremis.

     Le consulat de Cicéron est marqué par la grande affaire de la conjuration de Catilina. Elle se déroule dans les deux derniers mois de son mandat. Catilina, voyant qu’il n’a pas été désigné pour être consul l’année suivante, 62, tente un coup d’Etat. Cicéron, sur ses gardes, est très renseigné par ses informateurs personnels. Le 21 octobre, il est averti par une lettre anonyme adressée à Crassus (popularis), qu’une conjuration se prépare, qu’on prévoit une révolte de l’armée pour le 27 octobre, et pour la nuit du 28 son assassinat et celui de plusieurs sénateurs. Il se rend au Sénat muni de la lettre et se fait accorder les pleins pouvoirs. Les élections prévues pour le 28 se déroulent normalement, Silanus et Murena sont élus, Catilina est évincé. Mais la tension ne retombe pas. Dans la nuit du 6 au 7 novembre, Catilina réunit ses partisans, met au point ses projets d’assassinat, d’incendie et de révolte de l’armée. Une grande dame, Fulvia, maîtresse de Q. Curius, l’un des conjurés, vient avertir Cicéron chez lui que le lendemain il sera assassiné. Il faut agir. Le lendemain 8 novembre, il convoque le Sénat dans le temple de Jupiter Stator, plus facile à garder que la Curie. Il ne peut faire arrêter Catilina, qui est présent parmi les sénateurs, parce qu’il n’a pas de preuves. Alors, pour le faire fuir de Rome, il tente un coup de bluff : ex abrupto, il commence son discours par le célèbre :

« Quousque tandem, Catilina… » (1ère Catilinaire)

il montre à celui-ci que la conjuration est connue, que le projet est éventé. La manœuvre réussit : Catilina quitte Rome le soir même. Le lendemain, 9 novembre, Cicéron prononce devant le peuple la deuxième Catilinaire : il explique la situation et menace les conjurés. Pendant ce temps, en Etrurie où Catilina a rejoint ses partisans, on prend les armes : la menace de guerre civile est très sérieuse. Manlius l’autre consul est envoyé pour s’y opposer, tandis que Cicéron à Rome veille à maintenir l’ordre. Trois semaines plus tard, une imprudence va livrer à Cicéron les complices de Catilina demeurés à Rome : ils ont traité par écrit avec une députation d’ambassadeurs des Allobroges, qui se trouvaient là alors en mission diplomatique ; les conjurés promettent aux Allobroges l’indépendance pour leur pays, s’ils leur fournissent la cavalerie dont ils ont besoin. Prudents, les Allobroges se rendent secrètement chez Cicéron, qui met au point avec eux une mise en scène : dans la nuit du 2 au 3 décembre, au pont Milvius, par lequel ils doivent passer pour regagner la Gaule, ils seront arrêtés et remettront les lettres compromettantes… Cicéron tient enfin la preuve irrécusable de la culpabilité des conjurés. Le 3 décembre au matin, il fait arrêter Lentulus, Cethegus, Statilius et quelques autres, puis réunit le Sénat au temple de la Concorde. Le soir même, devant l’assemblée du peuple, il prononce la 3ème Catilinaire, dans laquelle il explique son action. Sa merveilleuse éloquence convainc le peuple et lui assure son soutien. Mais il ne commet pas l’imprudence de demander au peuple quel châtiment il souhaite pour les conjurés : il sait très bien qu’il y a dans l’assemblée beaucoup plus de populares partisans de Catilina qu’il ne feint de le croire. C’est le lendemain, devant le Sénat, qu’il pose la question. La loi dit qu’on ne peut mettre à mort sans jugement des citoyens romains, et Cicéron souhaite cette condamnation, nécessaire à l’intérêt de l’Etat, mais ne veut pas la prononcer lui-même, ce qui le mettrait en situation d’illégalité. La 4ème Catilinaire demande aux sénateurs de dire quelle peine doit être appliquée aux conjurés. Caton, et d’autres, demandent la mort. César, qui en sous main est du côté des populares (sur lesquels il s’appuiera plus tard), opte pour la prison à vie. La mort est votée. Sans jugement. La nuit même, Cicéron se rend au Tullianum. Les conjurés sont étranglés. « Vixerunt ! », ils ont vécu ! Après un moment de stupeur, Cicéron est acclamé. Il a sauvé la République. Il est décoré du titre de Pater Patriae, Père de la Patrie. Deux remarques pour conclure cet épisode.

APRES LE CONSULAT

     Politiquement, après le consulat Cicéron est en difficulté, parce que les complices de Catilina, des citoyens romains, ont été mis à mort sans jugement. Il avait pris la peine de faire voter la mort par le Sénat, mais cela ne suffit pas à ses adversaires, qui sont de première grandeur pour l’ambition et la puissance : ce sont Pompée, la gloire, qui revient d’Orient après une ultime guerre contre Mithridate, et qui a débarrassé la Méditerranée des pirates ; Crassus, l’argent (et, dix ans plus tôt, c’est lui qui avait vaincu Spartacus, 6000 croix entre Rome et Capoue, une tous les 30 mètres) ; enfin César, l’ambition. Les trois forment en 60 une entente secrète (le 1er triumvirat), dont une des clauses est de se débarrasser de Cicéron. César est consul en 59, Cicéron s’exile volontairement en 58. Il se réfugie en Grèce, dans diverses villas bien fortifiées que possède ou que lui indique son ami Atticus, auquel il écrit des lettres désespérées. Pour la troisième fois sa vie est en danger. Sa maison sur le Palatin a été rasée, plusieurs de ses villas pillées, sa fortune confisquée, il vit grâce aux secours que lui apporte Atticus (qui possède une immense fortune). Mais, grâce à de puissants amis, l’exil ne dure qu’un an. Retour à Rome, ses biens lui sont rendus. Sénateur, il n’est plus au premier plan de la vie politique, mais joue un rôle d’influence, principalement par ses traités, sur la politique et le droit, sur l’art oratoire et sur la philosophie : De Oratore (55), De Republica (54), De Legibus (52, l’année du meurtre de Clodius et du plaidoyer Pro Milone). Il est en relations politiques avec Pompée, c’est-à-dire qu’il s’efforce de maintenir celui-ci dans de bons termes avec les « boni viri » (il dit à Atticus qu’il rend Pompée « meilleur ». Il se rapproche aussi de César : son frère Quintus, son gendre Dolabella accompagnent César en Gaule. Il sait bien que César, qui ne l’aime pas, qui a causé son exil, qui n’est pas de son parti, César qui est un popularis, a beaucoup d’estime pour ses ouvrages. Comme également Brutus, auquel il dédie deux de ses oeuvres. Puis un épisode politique prévisible : le voilà qui doit quitter Rome pour un an, en 50, comme proconsul, conformément à la loi, en Cilicie : sa carrière reprend son cours. Il se comporte comme le type même du bon gouverneur qui ne pille pas, administre conformément au droit, remet les dettes, exerce la justice envers les provinciaux, engage une politique d’aménagement des villes : une lettre à Atticus en fait foi – dans laquelle il se vante peut-être un peu, mais il est véritable que Cicéron s’est montré, comme à Lilybée au commencement de sa carrière, un homme honnête et désintéressé. Il engage une opération de pacification aux frontières, parce qu’il lui faut un exploit guerrier pour se faire décerner le triomphe, cérémonie qui couronnerait sa carrière et qui manque à sa gloire. Il expose sa vie, (quatrième fois) mais enfin l’action est un peu trop mince pour qu’il puisse obtenir l’honneur suprême du triomphe. Il revient à Rome en pleine guerre civile : très peu de temps avant le moment où César franchit le Rubicon, (janvier 49). Pompée, partisan de la légalité, que Cicéron soutenait, s’enfuit de l’Italie avec tous ses partisans. Cicéron le soutient, mais reste à Rome, tergiverse, nous le voyons par ses lettres à Atticus, se rapproche de César (c’est sa fameuse palinodie). Là encore il avait pris un grand risque : mais César lui pardonne, non par grandeur d’âme : parce qu’il n’a rien à craindre de lui. Cicéron veut encore croire à la concordia bonorum, au consensus. Parallèlement à son activité politique, vaine, contestable, et surtout pleine d’illusion sur son importance réelle, il déploie une grande activité littéraire, dont on connaît très précisément les dates par ses lettres à Atticus : entre 49 et 43, il écrit des traités philosophiques ou des conférences :

Il ne renonce pas à agir : il devient un homme d’influence, et il sait bien qu’il est lu par les hommes politiques, en particulier par Caton, par Brutus, par César. Mais les Républicains sont vaincus à la bataille de Pharsale, en 48, et Pompée est assassiné. Ils sont vaincus à la bataille de Thapsus, et Caton le Jeune se suicide à Utique. Après l’assassinat de César en 44, Cicéron croit encore à la possibilité de rétablir les lois de la République. Dans la rivalité qui oppose Octave, l’héritier de César, et Antoine, le prestigieux général, il soutient le jeune Octave, qui a 19 ans, et qu’il croit faible et manipulable. Mais Octave, le futur empereur Auguste s’allie à Antoine, qui ne peut pardonner à Cicéron ses Philippiques : la mort de Cicéron fait partie de leur programme. Le 21 avril 43. Cicéron est sur le point de passer en Grèce rejoindre Brutus et les Républicains. ; il est en train de quitter sa villa de Gaète, quand arrive Herennius, le centurion chargé de son exécution. Cicéron, qui avait entendu la course précipitée d’Herennius ordonne à ses domestiques de déposer la litière. Il porte la main gauche à son menton, geste qui lui était habituel, et regarde fixement les meurtriers ; ses cheveux en désordre et souillés, son visage altéré par les inquiétudes inspiraient tant de pitié que les soldats se couvrirent les yeux pendant qu’Herennius l’égorgeait. Il avait lui-même tendu la tête hors de la litière. Herennius, d’après l’ordre d’Antoine, lui coupa la tête, et il lui coupa aussi les mains avec lesquelles il avait écrit les Philippiques. (Plutarque, Vie de Cicéron, trad.. Talbot.)




CONCLUSION : On s’attendait de trouver un auteur, et on trouve un homme.

(Conférence proncée le 27 novembre 2017 lors de l'Assemblée générale de l'Association)

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