RCHIVES

Cicéron, homme politique et écrivain

par Cécile Décima, ancienne professeur agrégée de Lettres Classiques, ancienne élève du Lycée

Cécile Décima a été élève de l'Ecole Normale Supérieure de jeunes filles

CICERON AVANT LE CONSULAT

      Je m’en tiendrai à deux moments de la vie de Cicéron jeune : le choix de la carrière politique, et l’affaire du procès de Verrès. Cicéron, un brillant orateur, entre en politique.

      Il est devenu célèbre à l’âge de 26 ans comme avocat de Roscius Amerinus, plaidant contre un affranchi de Sylla alors tout-puissant, et défendu par le meilleur avocat de l’époque, Hortensius. Cicéron gagne le procès : gloire instantanée.

      Il avait en sous-main l’appui de l’importante famille aristocratique des Metelli (pensez au tombeau de Caecilia Metella sur la voie Appienne), qui lui laisse prendre tous les risques. Après cet exploit, la prudence veut qu’il s’éloigne un moment de Rome. C’est plus sûr, parce qu’il risque d’être assassiné. Première fois qu’il risque sa vie en politique.

     Il se rend en Grèce, parce qu’il est passionné d’éloquence et de philosophie, et il fréquente les maîtres de l’époque. Il y avait trois styles d’éloquence alors : le style athénien, sobre ou sec, le style ionien ou asiatique, fleuri, et le style rhodien, entre les deux. C’est ce dernier style que préfère Cicéron, prenant pour maître Molon de Rhodes. Il fréquente aussi les maîtres de philosophie, les néo-académiciens, les stoïciens, les épicuriens, et il suit assidûment les cours de tous ces maîtres, parmi lesquels le stoïcien Posidonius. Passionné de philosophie, il aurait pu rester à Rhodes, ou à Athènes, et se consacrer entièrement à la pensée. Vivre comme son ami Pomponnius, surnommé Atticus, banquier qui vit au milieu de ses collections d’oeuvres d’art et de ses livres, épicurien qui se tient en retrait de la dangereuse vie politique. Mais Cicéron est ambitieux, et il préfère alors à tous les autres philosophes les stoïciens, qui correspondent bien à l’esprit romain selon lequel le courage est la première vertu, et l’action politique l’activité la plus noble. Il va donc choisir l’action, sans toutefois renoncer à la philosophie, qu’il continue à pratiquer constamment. Et puis le hasard favorise ce choix : Sylla se retire, puis meurt un an après. Cicéron a 28 ans, et retourne à Rome. Il suit très classiquement les étapes de la carrière : questeur à Lilybée en Sicile, puis édile, puis préteur en 70.

Les Verrines

     Les Siciliens, qui ont vu comment il s’était comporté avec eux à Lilybée, viennent alors qu’il est préteur le trouver pour qu’il les défende contre le gouverneur Verrès, qui a mis au pillage pour sa collection personnelle les grandes richesses artistiques des particuliers, les trésors des temples et des cités de la Sicile entière. Il y a tellement de témoignages contre Verrès dès le premier plaidoyer que les suivants ne sont pas prononcés, mais publiés. Et parmi eux, le De Signis, (Les OEuvres d’art) dont je vais parler.

      Il y a dans ce plaidoyer tous les éléments pour une histoire de l’art et du goût des Romains de cette époque. Il y est question, évidemment, d’art grec : des statues (marbre, bronze, argent, bois), des bas-reliefs, des vases peints, des pièces d’orfèvrerie, une louche à servir le vin dont le cuilleron est une pierre précieuse, des dactyliothèques, c’est-à-dire des collections de bagues, avec pierres précieuses, camées, intailles, de vieilles argenteries, des lits ornés de sculptures en bronze ciselé, tableaux anciens, tentures, tapis, des ornements d’ivoire enlevés aux portes du temple de Diane à Syracuse. Il est question de tous les ornements que les fouilles de Pompéi ont fait connaître, de tout ce qui se trouvent en particulier au musée de Naples.

      Mais il est question aussi de fournisseurs (Cicéron dit : des rabatteurs) qui signalent à Verrès ce qui a de la valeur, qui parfois proposent à la victime de l’expropriation de dire à Verrès que l’œuvre ne vaut rien, moyennant une commission. Il y a des marchands d’art qui achètent pour Antiochus, jeune prince d’un pays conquis (la Syrie), qui était destiné à orner un temple de Rome et que Verrès a détourné.

     Il y a l’histoire de la très vénérée statue de Diane de Ségeste : les Carthaginois s’en étaient emparés pendant la 2ème guerre punique, et Scipion Emilien, après sa victoire sur Carthage en 146, l’avait rapportée aux Ségestains, au milieu de la liesse des populations. Mais Verrès a confisqué, pour sa collection particulière, la statue qui, ôtée de son socle, a été transportée avec accompagnement d’une procession en larmes jusqu’aux limites du territoire de la cité de Ségeste.

     Bref, il y a dans les Verrines tout sur le trafic des œuvres d’art en pays conquis. Il y a le problème politique : il ne faut pas dépouiller absolument, surtout quand la domination est établie, surtout au bénéfice d’un simple particulier, les trésors nationaux des vaincus. De nos jours, on ne parle pas de butin de guerre : diplomatiquement, à propos des réclamations des victimes, on parle de « translocation patrimoniale. » C’est un problème de tous les temps. Pensons à Bonaparte qui emporte de Venise, en 1797, les Noces de Cana de Véronèse, tableau qui depuis lors est au Louvre. Pensons à Napoléon, qui emmène en Prusse Vivant Denon chargé de saisir les œuvres les plus belles. « Il a visité mes collections, écrit Goethe, mais il ne les a pas emportées.» Stendhal pour sa part était chargé de la même mission de collecte, mais dans les bibliothèques. Talleyrand après le Congrès de Vienne conseille à Louis XVIII de ne pas rendre les œuvres qui dans le Musée royal, formeront le goût des artistes et du public français, dans la ville qui est désormais le centre des arts. Pensons au sac du Palais d’été à Pékin, le fils de Lord Elgin y a participé… Pensons à la guerre de 39-45, aux œuvres « non réclamées » … Pensons au musée des Arts premiers, au Bénin qui réclame à Paris des bronzes du XVIIème siècle. Pensons à la collection de Pierre Bergé et Yves Saint-Laurent, récemment mise aux enchères, et qui comportait deux statues en pierre représentant des animaux, et provenant de Chine. Pensons aux manuscrits réclamés par la Corée. Dans tous les cas, la même indignation et la même tristesse animent dans leurs réclamations ceux qui ont été dépossédés. Etc etc. Tout est déjà dans Cicéron.

     Nous pourrions parler d’un autre discours des Verrines, le De Suppliciis, d’un pathétique intense : accusations et condamnations arbitraires, parents de condamnés à mort qui doivent payer les gardiens de prison pour pouvoir dire adieu à leurs fils, payer les bourreaux pour qu’ils donnent la mort sans faire souffrir, payer encore pour recueillir les corps des suppliciés… Ces horreurs ne sont malheureusement pas sans écho dans l’esprit des lecteurs d’aujourd’hui.

     En apparence, Cicéron condamne la conduite d’un homme, Verrès, mais cette condamnation repose sur une réflexion morale : la conquête par la force impose au conquérant de faire droit aux vaincus. Il y a une unité dans le droit, qui s’impose au colonisateur. En outre, les Siciliens sont de culture grecque, donc des témoins de ce qu’il y a de plus élevé dans la pensée grecque, à savoir le sens de l’universel. Rome ne peut se faire pardonner ses victoires que si celles-ci servent le droit. C’est une question d’honneur, de sagesse aussi : or la sagesse de Rome attend beaucoup du dialogue avec la Grèce.




CONCLUSION : On s’attendait de trouver un auteur, et on trouve un homme.

(Conférence proncée le 27 novembre 2017 lors de l'Assemblée générale de l'Association)

Retour accueil