LUTHER, REVOLUTIONNAIRE OU CONSERVATEUR,
HOMME DU MOYEN-ÂGE OU NOVATEUR ?
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par Roland CHARPIOT,
docteur en études germaniques et membre de l'Association |
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INTRODUCTION
Luther, l’homme de la Réforme, c'est-à-dire
d’un bouleversement religieux datant de la première moitié
du XVIème siècle, appartient-il au passé ou bien est-il
porteur de valeurs nouvelles demeurant tout à fait actuelles à
l’orée du troisième millénaire ? La question mérite
d’être posée.
En effet, si le luthéranisme - dont 5 millions
d’Allemands se sont détachés depuis la chute du Mur - est
en perte de vitesse Outre-Rhin, si l’écrivain catholique Jacques
Maritain, qui fut ambassadeur auprès du Saint-Siège après
la seconde guerre mondiale, a pu minimiser le phénomène Luther
qu’il ramène à « l’histoire banale d’un
moine déchu », le philosophe Nietzsche affirme de son côté
que le réformateur constituera toujours pour l’Allemagne «
l’évènement le plus récent ». De fait, en 2017,
année-anniversaire de la Réforme (1517), les manifestations ont
pullulé en Allemagne - y compris dans les länder catholiques - la
presse toute entière (« FAZ », « Die Zeit »,
« Der Spiegel », « Süddeutsche Zeitung », etc .
.) a consacré des mois durant de longs articles à Luther, les
publications ont abondé, le touriste s’est vu proposer les objets
les plus improbables façonnés à l’image du réformateur
( porte-clefs, bougies, jeux, salières, etc . .). Il y eut là
une véritable « hystérie pro-Luther » que les médias
allemands eux-mêmes n’ont pas manqué de souligner. La question,
dès lors, mérite d’être posée : l’homme
du XVIème siècle qu’est Luther a-t-il vraiment été
un novateur dont l’action et la pensée restent actuelles dans l’Allemagne
d’aujourd’hui ?
CONTEXTE HISTORIQUE, RELIGIEUX ET CULTUREL A LA VEILLE DE LA REFORME
D’une manière générale,
le Saint Empire romain germanique, dont les statuts remontent à 1356
(« Bulle d’Or »), se laïcise de plus en plus dans la
seconde moitié du XVème siècle. L’empereur Maximilien
Ier, élu selon l’usage par les princes électeurs en 1486,
n’est pas couronné par le pape suite aux intrigues françaises,
son petit-fils et successeur Charles V sera lui-même élu contre
l’avis du souverain pontife, Léon X, lequel lui eût préféré
François Ier. Par ailleurs, l’empereur, si tout-puissant sur le
papier, devient un colosse aux pieds d’argile. Il lui est difficile, d’une
part, d’assurer son autorité sur un ensemble aussi vaste et divers
regroupant les Pays-Bas, la Sardaigne, la Bourgogne, l’Espagne, la Sicile
et les territoires héréditaires des Habsbourg, il a besoin d’autre
part de l’appui politique et militaire des princes allemands pour pouvoir
être élu et aussi défendre l’Empire contre les périls
hongrois et turc qui se font de plus en plus menaçants. Les Ottomans
ne viennent-t-ils pas d’entreprendre leur marche vers l’ouest après
avoir pris Constantinople (1453) ?
De plus, le mécontentement est à
l’ordre du jour à tous les niveaux dans la partie allemande de
l’Empire. L’empereur ne peut se satisfaire des limites imposées
à son pouvoir, il aimerait pouvoir restaurer l’ancienne autorité
impériale d’un Frédéric Barberousse et se trouver
à la tête d’un empire centralisé « à
la française ». Les princes rêvent de l’ordre ancien
où comtés, duchés ou principautés décidaient
seuls de leur politique extérieure et financière sans avoir de
compte à rendre à l’empereur. Les chevaliers, souvent réduits
à vivre chichement dans des châteaux qui se délabrent plus
ou moins, aimeraient retrouver les droits et privilèges qui furent les
leurs au Moyen-âge.
Paradoxalement, ce désir de revenir au
passé se manifeste dans un monde qui ne cesse de se transformer, de s’agrandir
et de s’ouvrir à des perspectives nouvelles. En 1492, Christophe
Colomb découvre l’Amérique ; vingt ans plus tard, Magellan
fait le tour du monde, prouvant par là que la Terre est ronde ; en 1453,
Copernic jette bas données scientifiques et convictions religieuses -
il sera contredit et désavoué par le pape Paul V - en établissant
que la Terre tourne autour du soleil. Par ailleurs, le commerce prospère
et s’internationalise un peu partout en Europe, les premières banques
voient le jour. Des villes comme Nuremberg et Ulm s’enrichissent considérablement.
Depuis Augsbourg, le banquier Fugger développe le commerce avec le Levant,
intensifie l’exploitation minière en Thuringe et en Hongrie, contrôle
le marché du cuivre à Venise. Autre ouverture sur le monde et
l’actualité, la mise au point de l’imprimerie par Gutenberg
auquel est due, entre autres, l’impression de la Bible en 1455. Bientôt,
le premier journal en langue allemande voit le jour (Die Neue Zeitung).
Peu à peu, le carcan moral et religieux
dans lequel étaient tenus jusque là art et littérature
se desserre. Le peintre ose représenter la nature et peindre des nus
(comme va le faire Albrecht Dürer durant son séjour en Italie en
1495), le penseur et écrivain humaniste non seulement traduit des textes
considérés comme « sacrés » dans leur langue
d’origine, mais encore les soumet à son sens critique, faisant
la part à une donnée nouvelle, jugée suspecte jusque :
la raison humaine. Erasme de Rotterdam traduit la Bible en grec et bientôt
Thomas d’Aquin, désavoué en un premier temps par Rome, va
jusqu’à affirmer qu’il est possible d’accéder
à la foi par la seule raison. Et le chevalier humaniste Ullrich von Hutten
de s’écrier en 1518 : « L’étude prospère,
les esprits s’animent . . . barbarie, prépare- toi à être
toujours bannie ! »
Pareil bouleversement prend de vitesse un monde
demeuré médiéval par bien des côtés, d’où
de saisissants contrastes. Si l’imprimerie est là, seulement 3%
des Allemands savent lire. Si une élite intellectuelle entreprend l’étude
critique de textes sacrés et soumet traditions morales et religieuses
au crible de l’entendement et de la raison, l’homme du commun continue
à voir le diable partout, on brûle par centaines - avec l’aval
du pape Innocent VIII - des femmes soupçonnées de sorcellerie,
même la foi peut mener au bûcher si elle s’accompagne de critique.
En 1415, le recteur de l’université de Prague Jan Hus est livré
aux flammes pour avoir contesté l’autorité papale et réclamé
l’égalité entre laïques et religieux. De plus, le peuple
a faim, la peste sévit, les loups rôdent aux alentours des villages,
d’où une angoisse générale alimentée par les
inquiétantes prévisions d’ astrologues annonçant
la fin du monde pour 1524. Luther lui-même y croira . . . Et l’Eglise
catholique est en crise.
Au XIVème siècle, le théologien
Wyclif conteste l’autorité papale, réclame la séparation
de l’Eglise et de l’Etat et prêche un retour à la Bible
comme seule source de foi. Ses disciples - les lollards - rencontrent un écho
favorable auprès de la paysannerie anglaise. Aux Pays-Bas, dans la seconde
moitié du XIVème siècle, le mouvement « Devotio moderna
» préconise le cheminement individuel vers Dieu par le biais d’une
vie modeste et d’une foi profonde, ce indépendamment de tout appareil
ecclésiastique. Et si le concile de Bâle porte au pouvoir quelques
décennies plus tard un antipape ouvert aux réformes, ce dernier
se voit très vite destitué par le pape « romain »
Nicolas V qui rétablit aussitôt un régime autoritaire. Parallèlement,
les abus du haut clergé et des clercs se multiplient, toujours plus choquants,
y compris au niveau du Saint-Siège. Si le temps de la «pornocratie
» et les orgies d’un Jean XII (mort en 963) paraissent bien lointains,
d’autres scandales liés à la papauté font jaser,
qu’il s’agisse de la vie de débauche d’ Innocent VIII
( mort en 1432) ou du népotisme scandaleux d’ Alexandre VI (mort
en 1503). En Allemagne plus particulièrement, l’image qu’offre
l’Eglise catholique est loin d’être édifiante. Un tiers
seulement des clercs en exercice dispose de connaissances théologiques
sérieuses, un clerc sur dix vit en concubinage. Les évêques
vivent pour la plupart loin de leur diocèse sans se soucier de leurs
fidèles, préoccupés seulement d’empocher l’argent
que leur valent leur fonction et leurs domaines. Mais il y a pire : le prédicateur
Johannes von Kayersberg dénonce non seulement l’alcoolisme des
moines, mais aussi le fait que des nonnes se prostituent dans des couvents transformés
en maisons de passe. Un peu partout, stupre et luxure se donnent libre cours
sous le couvert de la religion. En dit long un dessin réalisé
en Saxe au début du XVIème siècle montrant des mères
éloignant à coups de fouet des moines cherchant à enlever
leurs filles. . . . Et puis, il y a le scandale causé par la vente d’indulgences
permettant au pécheur de se voir absous en échange d’espèces
sonnantes et trébuchantes dont a besoin le pape Léon X pour rembourser
aux banquiers l’argent emprunté en vue de l’achèvement
de la basilique St Pierre de Rome. Cette vente, décidée en 1514,
va provoquer une crise de conscience et une réaction des plus vives chez
un moine catholique, un certain Martin Luther . . .
MARTIN LUTHER : JEUNESSE ET VOCATION
Martin Luther, né le 10 novembre 1483 à
Eisleben, bourgade de Saxe située à mi-chemin entre Erfurt et
Magdebourg, est issu d’une famille modérément aisée.
Son père, simple mineur au départ, a accédé au prix
d’un dur labeur au rang de maître-fondeur (Hüttenmeister) et
peut à ce titre exploiter à son compte quelques puits. Son fils
Martin faisant preuve de réelles dispositions pour l’étude,
il rêve de le voir entreprendre des études juridiques lui permettant
d’entrer au service des comtes administrant les mines. La mère
est une femme simple, superstitieuse (elle est persuadée qu’un
mauvais sort jeté par une voisine est responsable de la mort de l’un
de ses enfants décédé en bas âge), elle a comme son
mari la main leste et n’hésite pas à corriger sévèrement
le jeune Martin à la moindre incartade. Un jour, pour une noix volée,
le futur réformateur sera battu jusqu’au sang. . . . Tout aussi
dur est le parcours scolaire du garçon, qui, de sept à dix-sept
ans, fréquente successivement les établissements de Mansfeld,
Magdebourg, et Eisenach. Partout, coups et punitions sévères sont
de rigueur, le jeune Martin devant de surcroît mendier pour pouvoir vivre.
Les résultats n’en demeurent pas moins excellents, ce qui décide
le père à financer les études de son fils à l’université
d’Erfurt où le jeune homme va étudier le droit de dix-sept
à vingt-et-un ans. Si beaucoup de ses camarades boivent sec et courent
les filles, Martin - pourtant de nature joyeuse - se tient à l’écart,
préférant étudier l’astronomie ou apprendre à
jouer du luth. Il réussit brillamment à ses examens et obtient
le titre de « magister ». A ce titre, il peut accéder librement
à la bibliothèque où, pour la première fois, il
peut tenir une Bible entre ses mains. Le 2 juillet 1505, rentrant à Erfurt
d’une visite à ses parents, le jeune homme -alors âgé
de vingt-deux ans – est surpris en chemin par un violent orage et voit
un chêne foudroyé s’abattre à ses pieds. Terrorisé,
il promet alors à Ste Anne, patronne des mineurs, de se faire moine s’il
en réchappe. Il tient sa promesse malgré les réticences
paternelles et entre le 17 juillet chez les ermites augustins d’Erfurt.
En mai 1507 il y dit sa première messe
en présence de son père qui a fini par s’incliner. Le jeune
moine catholique mène une vie volontairement austère, sa cellule
est glaciale, un sac de paille lui sert de lit, il jeûne plus que de raison.
Car sa foi est intransigeante et de nombreuses questions l’angoissent.
De quel droit le chrétien, pécheur par essence, peut-il s’adresser
directement, voire familièrement à Dieu alors qu’il s’incline
bien bas devant un prince ? Suffit-il de se confesser sans cesse pour se faire
pardonner les tentations de la chair (qui assaillent Luther) et leurs conséquences
? En quête de réponses, le futur réformateur lit et relit
la Bible dont il connaît bien vite de nombreux passages par cœur
. . . En 1508, le vicaire général de l’ordre, appréciant
sa culture et ses qualités, l’envoie commenter Aristote à
l’université de Wittenberg. Deux ans plus tard, il est dépêché
à Rome en compagnie d’un autre frère afin de régler
un problème lié à l’ordre. Le voyage, effectué
à l’automne, s’avère épuisant avec le franchissement
des Alpes par des chemins à peine praticables. Les deux frères
souffrent du froid, Martin tombe un instant malade, mais Rome est finalement
atteint. Là, l’enthousiasme initial du futur réformateur
(« salut à toi, ville sacrée riche du sang de tes saints
martyrs ! ») fait bientôt place à une profonde désillusion.
La pompe et l’ostentation pontificales ne sont pas de son goût,
pas plus que l’attitude de prêtres disant leur messe à toute
allure ou encore se vantant à table du grand nombre de célébrations
qu’ils ont à leur actif.
De retour à Wittenberg, Luther soutient
avec succès sa thèse de théologie (désormais docteur,
il a pour la première fois le droit d’avoir sa propre chambre)
et commente à l’université les Epîtres aux Romains
et aux Galates de St Paul. Ces lectures, ainsi que ses préoccupations
personnelles (chaste et pieux dans son comportement, il n’en connaît
pas moins la tentation des plaisirs solitaires, et en souffre), l’amènent
peu à peu à une conviction qui s’avèrera déterminante
dans l’évolution de sa foi : l’homme est pécheur par
nature et ne peut accéder au salut par ses propres moyens. Confession,
dons ou encore prières rédemptrices ne peuvent suffire, seule
la grâce divine - qu’une foi profonde rend possible, mais jamais
certaine ! – peut permettre au chrétien d’accéder
au salut.
LE « NON » A ROME
Martin Luther ne peut dès lors qu’être
profondément choqué. Et les « indulgences » que vient,
en 1514, de renouveler le pape Léon X pour financer la reconstruction
de la basilique St Pierre (son prédécesseur Jules II en avait
eu l’idée), finit de l’indigner. Prêchées dans
les territoires allemands par le dominicain Johannes Tetzel, ces indulgences
permettent le rachat des péchés en échange d’espèces
sonnantes et trébuchantes. On voit même certains clercs les utiliser
pour payer des prostituées ! Pour le futur réformateur, l’affaire
est grave : seule la grâce divine ayant le pouvoir de rédimer les
fautes de l’homme-pécheur, l’Eglise vient de se substituer
à Dieu . . .
C’est alors que Luther publie et fait connaître
(les a-t-il affichées ?) à Wittenberg ses 95 thèses le
21 octobre 1517, thèses qui ne signifient nullement que le moine catholique
rompt avec Rome. Ecrites en latin, elles ne contestent à aucun moment
l’autorité papale et - voie hiérarchique oblige - sont transmises
aux évêques avec prière de rectifier les erreurs éventuelles.
Elles entrent dans le cadre de la « disputatio », usage médiéval
autorisant des discussions à l’intérieur de l’Eglise
sur des questions liées à la foi. Le légat du pape lui-même
ne verra là en un premier temps qu’ «une querelle de moines
» (« ein Mönchsgezänk »). Dans ses 95 thèses,
Luther rappelle à Léon X - homme de cour et fastueux mécène,
fils de Laurent Ier le Magnifique – que la justice divine est gratuite,
que la grâce de Dieu ne s’achète pas, et que Rome légifère
au nom du Seigneur alors que ce dernier ne peut être ni su, ni connu,
mais veut simplement être cru. La réaction de l’Eglise est
brutale et surprend d’autant plus qu’elle ne s’était
guère émue lorsque, six mois auparavant, Karlstadt - lui aussi
théologien enseignant à Wittenberg – avait publié
152 thèses allant dans le même sens que celles de Luther. Dans
ses « Obelisci », le dominicain Jean Eck qualifie le texte luthérien
d’« hérétique » il y voit une remise en cause
de l’autorité papale. En vain, sans pour autant se renier, le futur
réformateur tente en 1518 une conciliation en écrivant ses «
Astériques » où figure, entre autre : « Je n’ai
fait que soulever des questions . . . je n’ai jamais manqué de
respect au pape, lequel est un homme faillible comme tous les autres ».
En vain toujours, Luther envoie à Rome la même année ses
« Résolutions », texte où il rappelle qu’il
n’a à aucun moment contesté sa hiérarchie. Rien n’y
fait : jugé fautif, l’auteur des 95 thèses est convoqué
à Rome où il va devoir rendre compte . . .
C’est alors qu’intervient Frédéric
le Sage (« Friedrich der Weise »), Electeur de Saxe. Convaincu du
bien-fondé de la démarche luthérienne, il demande et obtient
que l’entrevue ait lieu en territoire allemand. Et c’est bien à
Augsbourg, du 12 au 18 octobre 1518, que Luther se voit confronté à
Cajetan, dominicain commentateur de St Thomas d’Aquin. S’il n’attaque
pas directement le pape, le futur réformateur affirme néanmoins
qu’un croyant a le droit de convaincre d’erreur le souverain pontife,
ce qui vaut au contestataire une nouvelle convocation à Rome. Toujours
soutenu par son prince, Luther refuse de s’y rendre. Léon X dépêche
alors en Allemagne Jean Eck, un scolastique, devant lequel l’auteur des
thèses est sommé de s’expliquer. Contrarié au plus
haut point de voir ses arguments non retenus, Luther se rebelle cette fois pour
de bon et va même très loin, comparant le pape à Lucifer,
qualifiant les évêques d’idolâtres et affirmant qu’il
n’est d’autre autorité pour le chrétien que la Bible.
Cette escalade de l’été 1519, la dureté de ton et
la virulence du discours relèvent, certes, des convictions profondes
du moine contestataire, mais s’expliquent également par le fait
que ce dernier connaît depuis quelques mois une adhésion populaire
sans précédent dans ce domaine.
Tandis que les confrontations entre ecclésiastiques,
tenues en latin, échappaient au grand public, les 95 thèses, traduites
en allemand, puis imprimées, sont lues et commentées dans les
auberges et sur les places où elles rencontrent un écho des plus
favorables. L’imprimerie joue là un grand rôle : on sait
qu’avec Gutenberg, depuis 1450, les lettres métalliques amovibles
ont remplacé les anciennes plaques de bois, permettant une impression
rapide et une publication à grande échelle (3 millions de livres
publiés entre 1517 et 1546).
LA RUPTURE
Désormais, tout va aller très vite.
Sommé de se rétracter dans les 60 jours, Luther s’y refuse.
L’année 1520 voit la rupture se consommer. Tandis que le moine
rebelle écrit ses trois grands écrits réformateurs («
La liberté du chrétien », « A la noblesse chrétienne
de la nation allemande », « De captivitate babylonica »),
textes brûlés sur ordre de l’Eglise à Liège
et à Louvain, le pape punit le fautif en juin par la bulle « Exsurge
domine » où le récalcitrant se voit entre autre qualifié
d’ « animal sauvage qui foule les vignes du Seigneur ». La
riposte ne tarde pas : à son tour, la dite bulle est brûlée
publiquement en décembre par Luther, lequel se voit excommunié
par une nouvelle bulle en janvier 1521, puis déclaré hérétique
le mois suivant. Léon X demande alors au jeune empereur d’Allemagne,
Charles Quint, de lui livrer l’impie. On peut penser alors que Luther
va connaître le sort de Jan Hus, mort sur le bûcher en 1415. Mais
de nombreux facteurs vont jouer en faveur du réformateur.
Ce dernier, saxon, bénéficie comme
on sait de l’appui de Frédéric le Sage, Prince Electeur
dont l’empereur a eu besoin pour accéder à un trône
que convoitait également le roi de France François Ier. Aussi
Charles Quint doit-il promettre qu’il ne condamnera pas Luther sans l’avoir
entendu. En outre, par le texte et l’image, la contestation luthérienne
a gagné et conquis une grande partie de l’Allemagne, dont la Hesse,
la Saxe, le Mecklenburg ainsi que les villes libres d’Empire Ulm, Augsbourg
et Strasbourg. Et puis de nombreux humanistes se sont rangés aux côtés
de Luther, dont Melanchton, auteur en 1519 d’une « Apologia pro
Luthero ». Aussi est-il difficile pour l’empereur de ne pas tenir
sa promesse. Il accepte donc d’entendre le réformateur les 17 et
18 avril 1521 à la Diète de Worms. Convoqué en mars, Luther
prend la route du Palatinat et connaît un voyage mémorable. Parti
dans une simple carriole bâchée en compagnie de deux moines et
de quelques amis, le moine excommunié est attendu à Erfurt par
le recteur de l’Université et quarante cavaliers avant d’être
acclamé partout où il passe par une foule en liesse, que ce soit
à Leipzig, à Naumburg ou à Weimar. Les prêches qu’il
fait sur son chemin connaissent un immense succès. Arrivé à
Worms, il reçoit la visite de Philippe de Hesse et de Guillaume de Brunswick,
eux aussi rangés à ses côtés.
Lorsqu’il se présente le 17 avril
devant l’empereur, une mauvaise surprise l’attend. Alors qu’il
pensait pouvoir engager une discussion sur ses thèses, il se retrouve
face à Jean Eck qui lui demande de se rétracter, ce qu’il
refuse catégoriquement au nom de sa conscience, « servante de Dieu
». Charles-Quint assiste de son mieux à la discussion -quand l’échange
se fait en allemand, il a besoin d’un interprète - et ne peut en
tant qu’empereur garant du catholicisme que condamner Luther lui aussi
(« Je te tiens pour un hérétique notoire ») et demander
aux princes allemands d’agir en conséquence. Mais les choses ne
peuvent aller très vite car la période qui va du 20 au 25 avril
est particulièrement confuse et agitée. Car les princes, ainsi
qu’Albrecht, archevêque et prince Electeur de Mayence, réclament
de nouvelles discussions. De plus, certains signes sont de nature à inquiéter
l’empereur : des missives peu engageantes lui ont été adressées
(« malheur au pays qui a pour roi un enfant »), des affiches menaçantes
ont été placardées aux portes de la ville, émanant
du « Bundschuh », ligue de paysans revendiquant des privilèges
que lui refuse la noblesse. Pour couronner le tout, on apprend que 8000 hommes
en armes et 400 chevaliers se tiennent prêts à se battre pour Luther.
Face à ces périls, Charles Quint
doit accepter une nouvelle entrevue. Mais celle-ci ne règle pas le problème,
car Jean Eck Eck propose alors un compromis que le futur réformateur
refuse catégoriquement. C’en est trop, un verdict sans appel tombe
le 25 au soir : Luther est purement et simplement renvoyé, sommé
en outre de regagner Erfurt en trois semaines. Déçu et frustré
le moine récalcitrant va prendre le chemin du retour, résumant
ainsi son entretien avec Jean Eck dans une lettre à son ami le peintre
Lucas Cranach : «Ces livres sont-ils de toi ? Oui, bien, es-tu alors prêt
à te rétracter ? Non, eh bien, lève-toi et va-t-en ! ».
Le 26 avril, Luther s’en repart, moins dépouillé et moins
seul qu’il n’est venu. Frédéric de Saxe lui a fait
tenir 40 florins, le chevalier Franz von Sickingen a mis une escorte de vingt
cavaliers armés à sa disposition. Fort de ses appuis, le rebelle
continue de n’en faire qu’à sa tête : alors qu’il
lui a été stipulé qu’il ne devait pas prêcher
en chemin, il prononce des sermons à Hersfeld et à Eisenach les
2 et 3 mai. Rome ne peut laisser passer pareille désobéissance
et rédige un texte sans appel qui met Luther au ban de l’Empire
et ordonne que soient brûlés ses livres. Impitoyable décision
: plus personne n’a le droit d’héberger le fautif, tout un
chacun est tenu de le livrer immédiatement à la justice. Luther
est désormais en danger de mort, le bûcher qu’ont connu Savonarole
et Jan Hus semble l’attendre . . .
C’est sans compter sans l’aide de
Frédéric de Saxe qui organise un faux enlèvement destiné
à mettre le hors-la-loi à l’abri. Près de Cobourg,
dans un chemin creux, le chariot du réformateur est attaqué par
des cavaliers armés, Luther court de son mieux à leur suite avant
d’atteindre le 4 mai le château de la Wartburg et l’abri de
ses murailles. C’est là qu’il va traduire la Bible en allemand,
là aussi qu’il épousera quatre ans plus tard Katharina von
Bora, nonne défroquée venue se réfugier là avec
quelques consoeurs. Le temps lui aussi travaille pour Luther, Charles-Quint
prêtant l’oreille à ceux qui lui conseillent de faire traîner
les choses tant que possible afin de ménager aussi bien certains princes
que l’opinion populaire. Durant tout le mois de mai, rien ne se passe
en effet : on attend la signature des princes avant de mettre l’arrêté
en vigueur, Frédéric le Sage obtient de l’empereur la non-publication
(donc non-application) du texte en Saxe, lequel ne sera signé que le
26 mai par Charles-Quint . . . qui prend le soin de le dater du 6mai ! Et si
les écrits de Luther sont bel et bien brûlés à Worms,
ils le sont sous les clameurs d’une foule hostile et indignée.
COMMENT EXPLIQUER LA POPULARITE DE LUTHER ET L’ENTHOUSIASME SUSCITE
PAR LA REFORME
En 1517, Luther n’est qu’un moine
parmi tant d’autres, parfaitement inconnu. Quatre ans plus tard, on s’arrache
ses écrits et se presse sur son passage. Pareille ascension s’explique
avant tout par le fait que le rebelle d’Erfurt est perçu comme
un libérateur et, qui plus est, comme un libérateur essentiellement
« allemand ».
Martin Luther libère en effet par sa «
Réforme » les nombreux chrétiens qui se rallient à
lui :
- des processions, dons, messes et pèlerinages
par lesquels il fallait passer pour voir ses péchés rédimés.
Désormais, la Foi, et elle seule, permet au chrétien d’accéder
à la grâce divine, elle-même insondable, et au Salut, aucun
intermédiaire ne lui barre plus la route menant au Ciel. Comme l’écrit
Pierre Chaunu dans « Le Temps des Réformes » : « Il
n’y a aucune place pour une quelconque comptabilité ».
- de Rome, les princes allemands devenant eux-mêmes
chefs religieux, mais des chefs religieux plus proches, plus accessibles . .
et plus contrôlables. On verra ainsi Joachim II, prince-électeur
de Brandebourg, adopter en 1539 la Réforme à Berlin sous la pression
de ses sujets. Le pape, si respecté jusque là en tant que chef
suprême de la chrétienté, voit son autorité jetée
bas par Luther qui va jusqu’à le qualifier d’ « Antéchrist
». Or, tout chrétien le sait à l’époque, l’Antéchrist,
né à Babylone d’une prostituée et du diable, passe
pour avoir assassiné deux prophètes afin de pour pouvoir se faire
proclamer Dieu !
- du clergé de l’époque, souvent
ignorant en matière de théologie, tyrannique et bassement intéressé
de surcroît. Désormais, tous les chrétiens sont égaux,
les pasteurs sont élus par les fidèles et tenus de posséder
une solide formation théologique.
- des angoisses liées aux tourments de
l’Enfer promis au pécheur, ces tourments terribles dépeints
par Dante au début du XIVème siècle dans sa « Divine
Comédie », illustrés par le flamand Jérôme
Bosch quelques décennies plus tard dans son « Jugement dernier
». Pourquoi trembler, en effet, puisqu’il suffit de croire pour
pouvoir espérer être sauvé ? Le peintre Albrecht Dürer,
converti au luthéranisme vers 1520, avouera « Luther m’a
libéré de profondes angoisses ».
- du rejet d’ici-bas, de cette Terre considérée
souvent dans la tradition catholique de l’époque comme une «
vallée de larmes », voire comme le domaine du Malin. Luther réconcilie
pour ainsi dire l’Homme et la Terre, cette dernière ayant été
créée par Dieu pour l’homme qui a le droit d’en profiter,
le devoir d’y travailler. Célébrant dans ses « Propos
de table » le vin et la bonne table, acceptant pleinement les notions
de profit et d’intérêt, le Réformateur insiste sur
le fait que tout chrétien- qu’il soit chevalier, artisan, palefrenier
ou valet – a sur cette Terre une « mission » qu’il se
doit d’accomplir au mieux.
- du « carcan moral » auquel le clergé
se voyait astreint jusque là. Plus de vœux de pauvreté et
de chasteté, plus de cloîtres abritant des moines perdus en prières
et méditations. Le clergé a lui aussi une « mission »
à remplir sur Terre, ce pourquoi le couvent devient une école
de prédication, les ordres mendiants étant par ailleurs interdits.
Mais, très important aussi, le libérateur
qu’est Martin Luther est essentiellement « allemand ». En
effet :
Le latin n’est plus la langue liturgique
par excellence, l’allemand accède au rang de parler religieux,
chose inimaginable avant la Réforme. Dès lors, les Allemands -
essentiellement par le chant et l’écoute du sermon, très
peu sachant lire à l’époque - ont pour la première
fois accès direct à la Parole et aux textes sacrés. A commencer
par la Bible, jusque là ignorée de la plupart (y compris de certains
prêtres !), dont la première édition en langue allemande,
publiée en 3000 exemplaires, est très rapidement épuisèe
avant d’être réimprimée à Strasbourg, Bâle,
Augsbourg et Nuremberg. Si fidèle pour l’essentiel, la traduction
porte la marque de son auteur. La Vierge Marie n’est plus « pleine
de grâces », mais simplement « bienveillante », le chrétien
n’est plus, comme dans l’épître de Paul aux Romains,
« sauvé par la grâce », mais sauvé par la grâce
« seule ». Mais, surtout, Luther multiplie les termes et expressions
populaires dans une traduction très imagée, d’où
le reproche qui lui sera fait d’avoir eu recours à une langue vulgaire
pour traduire un texte sacré. Loin de le nier, il répondra : «
oui, mais cela est nécessaire si on veut lui donner un caractère
allemand ». Même chose pour les offices et les chants d’où
le latin est banni et auxquels tous peuvent s’associer. A la mort du réformateur,
l’un de ses compagnons dira : « je dois à Luther de pouvoir
parler et écrire en allemand ».
A cela s’ajoute le fait que Luther s’avère
dès le début un remarquable promoteur de ses idées. En
1517, déjà, il avait envoyé ses 95 thèses sous forme
de lettres manuscrites à l’archevêque de Magdebourg et Mayence,
plus haut représentant de l’Eglise en Allemagne. Il les fait ensuite
imprimer à Wittenberg, de nombreux pamphlets suivent. Abondamment illustrés
par Lucas Cranach, ces derniers peuvent être lus et montrés au
peuple. « J’ai beaucoup irrité le pape par mes méchants
dessins », dira Luther en 1548.
Bien sûr, tout cela eût été
impossible sans l’appui des princes allemands, grands bénéficiaires
de la Réforme dans la mesure où - outre l’autorité
religieuse qu’ils détiennent désormais- ils prennent possession
des biens retirés aux évêchés catholiques. Fait symbolique
: le dimanche des Rameaux 1525, le Prince-Electeur de Saxe, ex- conseiller de
l’empereur Maximilien Ier et fondateur de l’Université de
Wittenberg, communie sous les deux espèces, privilège réservé
aux seuls prêtres depuis 1415. Mais d’autres personnalités
d’importance apportent leur appui à Luther. Il y a Lucas Cranach,
déjà cité, peintre de la Cour de Saxe, qui représente
Luther, ses parents et sa famille, mais accable surtout le Pape par ses caricatures.
Il y aussi Philipp Melanchton, professeur de grec à l’Université
de Wittenberg, qui aide à la rédaction des pamphlets et à
la correction des épreuves. Et puis Georg Spalatin, secrétaire
privé de Frédéric le Sage dont il assure la correspondance
avec le réformateur (303 lettres).
Dernier facteur favorable : la passivité
de l’Eglise catholique qui ne saisit pas l’occasion de procéder
à des réformes internes qui s’imposent. En vain, dans son
ouvrage « De la liberté du chrétien » (1520), Luther
avait écrit : « Cher Pape, si tu voyais tout ça, tu me comprendrais
et m’approuverais ». Il faudra en fait attendre 1545 et le concile
de Trente pour que les choses bougent. Jusque là, l’Eglise va au
contraire durcir sa position. Qui se réclame de la Bible est soupçonné
d’être protestant, l’adoration du Christ elle-même devient
suspecte. Lorsque Charles-Quint, mourant, réclamera un crucifix, on chuchotera
autour de lui qu’il est peut-être devenu luthérien . . .
CONFLITS INTERNES CONSECUTIFS A LA REFORME
Dès le départ le luthéranisme
porte en lui des germes de conflit, car diverses interprétations peuvent
être données de certaines assertions luthériennes telles
que « les chrétiens sont égaux », ou encore «
le chrétien n’est assujetti à personne ». Peut choquer
aussi l’aspect irrationnel du luthéranisme pour lequel la grâce
divine est gratuite et imprévisible, nul ne pouvant prétendre
l’obtenir par ses seuls mérites. Le franciscain Thomas Murner l’avait
prévu du vivant de Luther dans son ouvrage « Le Grand Fou luthérien
», annonçant que ce « Catilina moderne mettrait l’Allemagne
à feu et à sang avec ses théories égalitaires ».
Quatre siècles plus tard l’historien Lucien Febvre, écrit
dans son livre « Un destin, Martin Luther » : « quand on donne
la parole aux laïcs, on s’expose à ce qu’ils la gardent
».
Il y eut d’abord la rupture - par écrits
interposés – avec Erasme et l’humanisme. Dans son «
Essai sur le libre arbitre » (1525), l’auteur de « L’Eloge
de la folie », séduit au départ par l’étude
critique des textes sacrés chez Luther, disait sa confiance dans la raison
humaine et prenait position contre la doctrine de la prédestination,
prêtant à Dieu un sens humain de la justice. Le réformateur
répliqua par son pamphlet « De servo arbitrio » où
il répétait que l’homme est habité par le péché,
que la croix va de pair avec l’irrationalité, la raison n’étant
qu’une « putain » («eine Hure »).
Suivit la « révolte des chevaliers
» d’Ulrich von Hutten et de Franz von Sickingen qui, se réclamant
de la Réforme, envahirent les terres de l’archevêque de Trêves
dont ils contestaient l’autorité. Avec l’aide des princes,
le partisan de l’ordre et du respect de la hiérarchie séculière
qu’était Luther eut tôt fait d’y mettre bon ordre :
vaincus et assiégés par le landgrave de Hesse, les rebelles capitulèrent.
Ulrich von Hutten dut s’exiler, le château de Franz von Sickingen
fut rasé (1523).
Plus sanglante et inquiétante fut la révolte
paysanne. Tout commençe en avril 1523 par un incident banal à
première vue. Des paysans de Thuringe ayant pris sur eux d’aller
pêcher dans l’étang du seigneur local, ce dernier survint
pour les en chasser. Mal lui en prit : les contrevenants se rebiffèrent,
il ne dut son salut qu’à la fuite. Les paysans célébrèrent
l’incident comme une grande victoire remportée sur la noblesse
et l’inégalité, un défilé triomphal fut organisé
à Neustadt. Les autorités intervinrent, un paysan fut arrêté,
le bruit courut qu’il avait été tué. Une vague d’indignation
s’ensuivit, des artisans, voire quelques nobles (dont Götz von Berlichingen,
auquel Goethe consacrera plus tard une pièce de théâtre)
prirent parti pour les paysans. Ces derniers, ayant reçu armes et chevaux
de la part de la municipalité, partirent brûler les châteaux
et faire un mauvais sort à leurs propriétaires. Se réclamant
de Luther (« qui veut rester fidèle à la vérité
évangélique doit se joindre à nous »), ils oubliaient
simplement que l’égalité de tous les chrétiens proclamée
par le réformateur concernait exclusivement le plan spirituel. Le mouvement
s’étend rapidement, gagnant l’Autriche, l’Alsace et
le Harz en quelques semaines, trouvant un chef en la personne de Thomas Münzer,
prédicateur et pasteur luthérien pour lequel politique et religion
ne font qu’un et qui proclame en conséquence que seule une parfaite
égalité - avec le peuple au pouvoir - permet une vie chrétienne
authentique. Sous son égide sont édités « les douze
articles de la paysannerie souabe » qui réclament entre autres
: - l’abolition du servage - l’allègement des impôts
- le droit de chasse pour tous - des pasteurs élus par les fidèles
Luther ne pouvait que désapprouver pareil mouvement. Pour lui, seule
une totale harmonie de la communauté nationale et un ordre moral chrétien
permettent d’assurer la survie du luthéranisme. En outre, la nouvelle
Eglise luthérienne, ayant rejeté l’autorité papale,
a besoin de chefs puissants, ces princes auxquels Luther doit d’avoir
échappé au bûcher . . . et qui ne doivent en aucun cas subir
une sanglante jacquerie pour tout remerciement. La réaction du réformateur
se fera en deux temps. Il tente d’abord, dans ses « Huit sermons
sur le Carême », prononcés à Wittenberg, de faire
comprendre aux révoltés qu’ils vont bien trop vite en besogne
et qu’il convient de conquérir les cœurs avant d’abolir
et de détruire. Ses paroles ne rencontrant pas d’écho, Luther
fait preuve alors de la plus grande sévérité, appelant
entre 1523 et 1525 par des écrits sans équivoque la haute noblesse
à sévir au plus vite (« Lettres aux princes de Saxe contre
l’esprit séditieux ») précisant en outre que nul n’a
le droit de s’emparer du bien d’autrui et d’assassiner au
nom de l’Evangile. Ainsi encouragés, le duc Georges de Saxe et
le landgrave de Hesse réunissent en mai 1525 une importante armée
de lansquenets (dont la plupart sont sans emploi depuis Pavie) qui vont en Thuringe,
puis en Bavière, tailler en pièces les paysans. 100.000 de ces
derniers y laissent la vie, beaucoup d’autres sont aveuglés ou
pendus. Si, en tant que noble, Götz von Berlichingen doit simplement se
soumettre, Thomas Münzer est quant à lui torturé, puis exécuté.
Suit l’affaire des anabaptistes de Münster
(aujourd’hui dans le land de Nordrhein-Westfalen) qui débute en
1532. La ville offre un cadre idéal à l’agitation. Jadis
prospère car faisant partie de la Hanse (union maritime de grandes cités
marchandes désormais en déclin), la cité et sa population
souffrent de mauvaises récoltes - le prix du pain a beaucoup augmenté
- et une épidémie de peste n’a rien arrangé. En 1534,
un illuminé, le Hollandais Jean de Leyde, se disant réformateur,
propose un programme révolutionnaire en tous points : - refus de toute
autorité ecclésiastique - suppression de l’argent sous toutes
ses formes (échange seulement) - accession au baptême réservée
aux adultes - institution de la polygamie (aucune femme n’a le droit de
rester célibataire) - iconoclastie (intérieur des églises
totalement dépouillé au printemps 1534) . Jean de Leyde, qui par
ailleurs annonce la fin du monde comme imminente, n’y va pas par quatre
chemins et impose son programme par la terreur. Les catholiques sont exécutés,
les filles de 13 et 14 ans mariées de force, les femmes qui se marient
deux fois mises à mort, tandis que le nouveau maître de Münster
entretient quant à lui un « harem » de dix-neuf femmes !
La sinistre farce est de courte durée. Désapprouvé aussi
bien par l’empereur Charles-Quint et les catholiques que par Luther et
ses adeptes, Jean de Leyde se voit bientôt assiégé dans
sa ville par des troupes envoyées par l’évêque de
Münster et Osnabrück. Au bout de plusieurs semaines, la faim et la
peur (nombre d’habitants s’enfuient clandestinement) ont raison
de la résistance de la cité qui ne compte plus que 800 défenseurs
en juin 1535. Le 25 du même mois, la ville est investie, les lansquenets
la mettent à feu et à sang, Jean de Leyde est torturé à
mort en compagnie de deux autres chefs du mouvement. Les corps des suppliciés
resteront longtemps exposés dans des cages de fer qu’il est possible
de voir encore aujourd’hui sur la façade sud de la cathédrale
Saint-Lambert.
CONFLITS AVEC LE TRES CATHOLIQUE EMPEREUR CHARLES-QUINT
Surprenant peut paraître le fait que Charles
-Quint, le très puissant empereur catholique, n’ait jamais réussi
à étouffer dans l’œuf le luthéranisme qui ne
concerne au départ qu’une petite partie de l’ Allemagne,
elle-même minuscule territoire au sein d’un vaste empire. Plusieurs
raisons à cela. Pour commencer, le fait que le pays concerné ne
fait pas partie au départ des priorités d’un souverain qui,
élevé en Bourgogne, ne parle pas l’allemand et, essentiellement
préoccupé de l’héritage bourguignon, se sent étranger
sur les terres de Luther. Il passe ainsi huit longues années (1532- 1540)
sans se rendre en Allemagne. Ensuite Charles-Quint a besoin des princes allemands,
dont plusieurs se rallient tôt à Luther, pour pouvoir lever des
troupes lors de conflits inévitables l’opposant aux Turcs, aux
Hongrois et à son grand rival François Ier. D’où
les nombreux revirements de l’empereur face à la Réforme
:
- En 1525, opposé à la «
Ligue de Cognac » (France, Angleterre, Florence, Venise,Milan) qui a François
Ier à sa tête, l’empereur ne veut pas prendre le risque d’un
front intérieur et laisse en 1526 les Etats allemands libres de choisir
leur religion.
- Vainqueur en 1529, Charles-Quint se montre
plus énergique vis-à-vis de le Réforme, interdisant toute
innovation en matière de religion lors de la seconde Diète de
Spire, ce contre quoi «protestent » les princes allemands (d’où
le terme de « protestant »). Un an plus tard, en 1530, il va plus
loin encore, exigeant de tous le retour à la religion catholique lors
de la Diète d’Augsbourg.
- En 1532, lorsque la France s’allie aux
Turcs qui marchent alors sur Vienne, l’empereur décrète
depuis Nuremberg une trêve religieuse.
- En 1546, le péril s’étant
éloigné suite à la paix de Crépy négociée
avec François Ier, Charles-Quint attaque la Ligue protestante de Schmalkalden,
fait prisonnier le Prince Electeur de Saxe et semble sur le point d’imposer
à nouveau la religion catholique.
- En 1551, l’empereur doit faire face à
une nouvelle coalition protestante à laquelle se joint le roi de France
Henri II (Traité de Chambord). Les Français entrent en Bavière,
Charles-Quint est défait à Innsbruck tandis que les Turcs menacent
Vienne. C’en est trop, des négociations de paix s’engagent
à Passau en 1552 . . .
La Paix d’Augsbourg (1555), précédant
de quelques mois l’abdication de l’empereur met fin au conflit et
signifie en quelque sorte le triomphe de la Réforme. Y a grandement contribué
Ferdinand Ier, déjà roi de Bohême et de Hongrie, puis empereur
germanique après l’abdication de son frère. Humaniste, partisan
d’un rapprochement entre catholiques et protestants, il va donner à
la diète d’Augsbourg une interprétation favorable aux protestants,
ignorant volontairement au début des négociations les sollicitations
pressantes de son aîné. Désormais, l’Empire est officiellement
partagé entre les deux confessions selon le principe «cujus regio
ejus religio ». Chaque prince peut désormais choisir sa religion
qui, dès lors, devient celle de ses sujets. Les récalcitrants
n’ont à craindre ni torture, ni bûcher, ni conversion de
force, mais doivent aller ailleurs assurer le salut de leur âme.
IMPACT DE LA REFORME EN DEHORS DE L’ALLEMAGNE
Tandis qu’en Allemagne, suite à l’abdication
de Charles-Quint, le frère et le fils de ce dernier -Ferdinand Ier et
Philippe II - se partagent l’Empire à partir de 1556, la Réforme
ne cesse de se propager en Europe, à commencer par la Suisse. Dès
1523, à Zürich, Zwingli adhère à la Réforme
dont il fixe les dogmes par soixante-sept thèses, rejetant l’autorité
de Rome et reconnaissant la Bible comme seule loi. Le Conseil de la ville et
la population prennent son parti, bientôt suivis par Berne et le canton
de Saint-Gall. En Suède, le roi Gustave Ier Vasa impose le luthéranisme
à partir de 1524, prenant sur lui de nommer les évêques.
En 1527, sont gagnés à leur tour par le mouvement la Norvège
et le Danemark dont les souverains respectifs, Frédéric Ier et
Christian III, mettent sur pied une Eglise nationale totalement indépendante
du pape. En 1533, le Français Calvin se convertit à la Réforme.
S’il doit lui-même vivre et prêcher à Bâle, puis
à Genève, le calvinisme se répand rapidement en France,
principalement dans le nord-ouest et le sud-est du pays, ainsi que dans le Massif
central. En 1546, le prêtre et réformateur écossais John
Knox, passé à la Réforme en 1544, traduit en anglais la
Bible de Calvin et fonde le presbytérianisme. Suivront au XVIIème
siècle l’Afrique du Sud, les Etats-Unis, le Canada . . .
Un tel bouleversement religieux dans une Europe
traditionnellement catholique aura forcément des incidences politiques
et entraînera massacres et conflits. Si l’Allemagne a le triste
privilège, de 1618 à 1648, d’être dévastée
par une longue guerre qui vit Allemands, Français et Suédois s’entretuer
pour des enjeux bien plus économiques et stratégiques que religieux,
le sang coule ailleurs aussi. En France, tout commence par le massacre de Wassy
où, le 1er mars 1562, le duc de Guise fait massacrer la population protestante,
prélude à quarante années de luttes sanglantes entre catholiques
et protestants. En Angleterre, le roi Henri VIII, après avoir rompu avec
Rome, entreprend de persécuter les catholiques (exécution de Thomas
More en 1535), mais sa fille, Marie Tudor Ière, après avoir épousé
le futur Philippe II d’Espagne, n’est pas moins tendre envers les
protestants : en 1555, le théologien Latimer est brûlé vif,
le prélat Cranmer exécuté un an plus tard.
LA CONTRE - REFORME
L’Eglise catholique ne réagira vraiment
qu’au bout de plus de trente ans de passivité. A l’initiative
du pape Paul III (Alexandre Farnèse), pontife aussi fastueux qu’humaniste,
siège à Trente de 1545 à 1563 un Concile se proposant de
réformer l’Eglise catholique. Si Paul III décède
en 1549, cinq papes successifs vont poursuivre l’œuvre entreprise
: Jules III, Marcel II, Paul IV et Pie IV. Le Concile de Trente se propose un
double objectif :
- Réaffirmer le rejet du luthéranisme
: interprétation de la Bible réservée au clergé
catholique, désignation des prêtres par les évêques,
culte des saints rétabli, rejet du sacerdoce universel (membres du clergé
hiérarchiquement supérieurs aux laïcs sur le plan spirituel).
- Renouveler (« à la luthérienne
» si l’on peut dire) le fonctionnement de l’Eglise catholique
: vente des indulgences interdite, obligation faite aux évêques
de résider dans leur diocèse, solide formation théologique
exigée, pastorat placé au premier plan.
Animé du même esprit, Ignace de Loyola fonde à Venise en
1540 l’ordre des jésuites dont les règles s’inspirent
elles aussi en partie d’un luthéranisme rejeté par ailleurs.
Le jésuite promet obéissance au pape, se soumet à une sévère
ascèse, mais s’engage à agir dans le monde et à étudier
de près la Bible dont il devra s’inspirer. Le mouvement a comme
propagateur en Allemagne un Hollandais, Peter Canisius, qui se proclame «
soldat du pape » et qui, accompagné de sept autres jésuites,
est envoyé par Rome afin de réformer l’Eglise catholique.
Voyageant inlassablement - à sa mort, en 1597, il aura parcouru 58.000
kilomètres -, il fait construire des collèges jésuites
à Vienne, Prague, Munich et Cologne où sont formés de solides
théologiens et d’efficaces prédicateurs. Choqué par
les excès de table et de boisson de certains clercs, il impose à
ces derniers une vie exemplaire et un souci permanent des fidèles. A
la manière de Luther, il fait à son tour grand usage de l’imprimerie,
mais innove en recourant au théâtre : sur fond musical se déroule
une action à laquelle participent de nombreux acteurs et dont le dénouement
célèbre chaque fois la victoire du catholicisme sur le luthéranisme.
Le succès de la contre-réforme est indéniable : la Bavière,
la Westphalie ainsi que l’évêché de Cologne reviennent
au catholicisme, en 1600, un tiers des Allemands sont catholiques.
LUTHER, HOMME DU MOYEN-ÂGE OU HOMME DE PROGRES ?
Luther naît à une époque où
le monde comme la religion sont perçus de façon on ne peut plus
irrationnelle. La peste exerce ses ravages à intervalles réguliers,
les orages font peur, tout enfant s’aventurant seul dans la forêt
court le risque d’être attaqué par les loups, les prédicateurs
annoncent une fin du monde toute proche qui sera un juste châtiment voulu
par Dieu. Bref, la peur domine, on voit le diable partout, on brûle des
« sorcières », femmes au service du Malin suspectées
de jeter des mauvais sorts.
Le futur réformateur ne pouvait qu’être
marqué par le climat de l’époque. Enfant, il a vu comme
on sait sa mère rendre responsable une voisine de la mort d’une
de ses filles à laquelle elle aurait jeté un sort. Plus tard,
on le sait aussi, c’est terrorisé par un orage - menace céleste
à se yeux- qu’il promet de se faire moine s’il en réchappe.
Toute sa vie il pense que l’Apocalypse - punition méritée
– est imminente : le monde va être détruit par une cohorte
d’anges comme le furent Sodome et Gomorrhe. Lorsqu’il traduit la
Bible à la Wartburg, il voit de ses propres yeux le diable venir le tourmenter
et lui lance son encrier à la figure. Il croit aussi à l’Antéchrist,
figure redoutée de tous les chrétiens au Moyen-âge, cet
être monstrueux issu de l’union du diable et d’une prostituée
qui s’est proclamé dieu à Jérusalem après
avoir assassiné deux prophètes.
Ajoutons que Luther restera fermé à
l’actualité de son temps, se montrant notamment totalement indifférent
aux grandes découvertes (par exemple celle de l’Amérique
à la fin du 15ème siècle). Et pourtant, à côté
de cela, Luther apparaît sur bien des plans comme un homme de progrès
souvent en avance sur son époque. Il a ainsi recours à l’imprimerie
- invention récente – pour propager ses idées, ce qui lui
permet de publier en langue allemande ses grands écrits réformateurs
entre 1518 et 1529. En 1534, sa traduction de la Bible en allemand est déjà
un bestseller. Rompant avec une conception pessimiste du monde d’ici-bas,
vallée de larmes où plaisirs et péchés vont de pair,
il ose dire que la Terre a été creée pour l’homme
et que ce dernier peut et doit savoir en profiter. Loin d’être un
ascète, Luther est un enseignant d’université qui aime la
bière et le vin et n’en fait point mystère. Dans ses «
Propos de table », texte rabelaisien par certains côtés,
il n’hésite pas à écrire que « le diable est
dans les eaux ». Il réhabilite la sexualité, autorise le
mariage des prêtres et permet le divorce en cas d’incompatibilité
d’humeur. Goethe dira : « Luther nous a donné le courage
de nous placer de nos deux pieds sur la Terre ». Plus près de nous,
le philosophe Luc Ferry écrit que le réformateur « a réhabilité
la vie ordinaire ».
Ceci est d’autant plus vrai que Luther
prend très au sérieux le « Beruf » - le métier
- aussi modeste soit-il, selon lui mission assignée par Dieu à
l’homme. Nous somme loin de la Cité de Platon où l’artisan
figurait au plus bas de l’échelle sociale, loin derrière
le philosophe et le guerrier. D’où des répercussions indéniables
sur la peinture de l’époque. Aux tableaux consacrés au Christ,
aux saints et à la vie religieuse, représentations toutes de pudeur
incitant à la prière et au recueillement, succèdent des
nus, des paysages ou encore des scènes de la vie ordinaire. Le peintre
allemand Albert Dürer, converti tôt au luthéranisme, continue
certes à représenter des sujets bibliques, mais il peint à
côté de cela des corps dévêtus, des fleurs ou encore
des animaux. Le philosophe Hegel fait remarquer à juste titre le tournant
important pris par la peinture hollandaise suite à la Réforme.
Au XVIIème siècle, les Pieter de Hooch, Elinga , Steen, Metsu
et autres Vermeer n’hésitent pas à peindre une laitière,
une femme épluchant une pomme ou des enfants jouant avec un chien. Cette
réhabilitation du travail va non seulement de pair avec la condamnation
formelle de l’oisiveté (tout mendiant en état de travailler
doit être expulsé), mais, greffée sur une solide instruction
voulue par Luther, elle rend gain et profit parfaitement recevables. L’économiste
Max Weber(1864-1920), écrit dans son ouvrage « L’Ethique
du protestantisme et l’esprit de la Réforme », traduit en
1964, que le protestantisme est à l’origine de la réussite
économique .Plus prés de nous, dans un article publié le
29 octobre 2017 dans la « Frankfurter Allgemeine Zeitung », une
haute responsable commerciale allemande, Nicola Leiblinger- Kammüller,
fait remarquer que Luther, en privant l’Eglise du monopole de la moralisation,
a du même coup « moralisé » l’activité
du monde moderne. Car activité et profit doivent aller de pair avec l’intérêt
de tous, ils se doivent d’être « chrétiens »,
on doit travailler pour ainsi dire «Bible en main». Dans un article
publié là encore dans la « Frankfurter Allgemeine Zeitung
» en date du 13 décembre 2017, le spécialiste des questions
économiques Carsten Knop fait remarquer qu’en Allemagne si l’opinion,
nécessairement, s’intéresse plus ou moins à la production
automobile de Daimler et Volkswagen, elle est par contre « fascinée
» par Elon Musk qui, lui, ne produit qu’un petit nombre de voitures
électriques, mais le fait en songeant au mieux-vivre futur de l’homme
et à l’avenir de la planète. Et l’auteur de préciser
que l’Américain séduit parce qu’à l’instar
de Luther sa production a pour critère, au-delà du profit, l’intérêt
général. Il n’oublie pas d’ajouter que Martin Schulz,
président du SPD, a reproché « avec une fureur toute luthérienne
» à Joe Kaeser, PDG de Siemens, le côté « asocial
» de son entreprise.
Par ailleurs, une amélioration notable
de l’instruction s’imposait, seul un Allemand sur cent sachant lire
au début du XVIème siècle. Dans un écrit datant
de 1524, Luther exige des villes qu’elles ouvrent des écoles, des
parents qu’ils y envoient leurs enfants. Théologie et langues anciennes
sont certes prioritaires, mais on y apprend également à lire et
à écrire, à chanter aussi (« un magister qui ne sait
pas chanter est un âne »). Si, au départ, le réformateur
pense essentiellement religion - sans formation religieuse imposée, seul
face à Dieu, le chrétien doit pouvoir lire la Bible et l’interprèter
- les conséquences iront bien au-delà. En 1816, les 2/3 des enfants
de familles protestantes allemandes fréquentent l’école,
la moitié seulement chez les catholiques) et en 1871, 90% des Allemands
luthériens savent lire et écrire.
Dès lors que la vie chrétienne
devient compatible avec enrichissement et prospérité, les répercussions
économiques ne se feront pas attendre : la bourgeoisie des villes s’enrichit
et ce sont les protestants qui, les premiers, abandonnent au XIXème siècle
l’agriculture pour partir travailler dans le commerce ou le secteur industriel
nouvellement créé (métallurgie, industrie chimique). Aujourd’hui
encore, fait remarquer Ludger Wössmann, professeur d’économie
de la faculté de Munster, ce sont en Allemagne les protestants qui ont
à la fois le meilleur niveau d’instruction et le meilleur train
de vie (« Die Zeit », octobre 2017).
Moderne, Luther l’est aussi dans sa conception
du rôle de la femme, jusque là essentiellement au service de l’homme
si mariée, privée de tous droits et quasiment inexistante si célibataire.
Non seulement le réformateur appelle de ses vœux l’ouverture
d’écoles réservées aux filles (« Dieu veuille
que chaque ville est une école de filles ! »), mais donne par sa
vie même l’exemple à suivre. Non seulement il accueille à
la Wartburg une demi-douzaine de nonnes défroquées qui vont trouver
maris, mais il épouse l’une d’entre elles, Katharina von
Bora. Si Calvin, autre réformateur, ne se mariera de son propre aveu
que pour avoir une servante, Luther rompt avec l’usage de l’époque
sur bien des plans. D’abord, le couple aura des enfants, six au total,
ce qui - Katharina ayant prononcé ses vœux en entrant au couvent
- devait entraîner la damnation (l’épouse de Luther appréhendera
elle-même, lors de sa première grossesse, la naissance de quelque
être diabolique). Ensuite, Luther traitera toujours sa femme («
Messire Käthe ») avec le plus grand respect et, au cours de longues
discussions, prendra régulièrement son avis sur les sujets religieux.
Enfin, si Katharina tient le ménage et nourrit poules et lapins, ses
responsabilités vont bien au-delà. Elle transforme en peu de temps
la pauvre ferme où vit le couple à ses débuts en une exploitation
florissante dont elle embauche le personnel et qu’elle ne cesse d’agrandir
par l’acquisition de nouvelles terres. D’autres femmes converties
au luthéranisme vont s’affirmer et se faire un nom, phénomène
inconcevable dans l’Allemagne catholique qui a précédé.
Telles Elisabeth Cruciger, amie du couple Luther, qui compose le cantique «
Herr Christ, der einig Gottes Sohn », chanté encore aujourd’hui
; Agda von Crumbach, dont les lettres écrites en faveur des jeunes théologiens
protestants deviennent rapidement un best-seller ; Elisabeth von Rochlitz, qui
réussit à introduire la religion nouvelle dans sa région
; ou encore Katharina Zell qui se permettra d’attaquer personnellement
l’archevêque de Strasbourg et prendra publiquement parti pour le
mariage des prêtres.
Impossible d’en finir avec ce sujet sans
souligner l’influence indéniable de Luther sur la pensée
contemporaine. C’est seul que l’homme fait désormais face
à un Dieu aux décisions insondables. Libéré, certes,
de la tutelle d’instances supérieures, mais, par là même,
privé de règles valables pour tous auxquelles il suffisait de
se conformer aveuglément, n’ayant plus de surcroît l’assurance
de pouvoir accéder au salut par des actions bien définies, le
chrétien, Bible en main, doit maintenant s’assumer et, sans la
moindre certitude, s’engager dans la voie qu’il a choisie, voie
totalement individuelle. Position délicate, certes, les statistiques
démontrant qu’il y a plus de suicides dans les länder protestants
qu’en terre catholique, mais position permettant aussi de mieux comprendre
la grande richesse de la philosophie allemande. On cherche le meilleur cheminement
possible, on s’interroge, on se remet sans cesse en question et, bien
sûr, les solutions ne euvent être les mêmes. Des penseurs
aussi différents que Kant, Nietzsche et Marx peuvent être considérés
comme des enfants de la Réforme. Le choix individuel peut aussi bien
déboucher sur une conscience de ses limites et la recherche d’une
discipline librement consentie (impératif catégorique kantien,
tradition prussienne) que sur la volonté de changer le monde, fût-ce
par la révolte. On notera que le mouvement anti-nucléaire est
beaucoup plus virulent en Allemagne qu’en France ou en Italie, on se rappellera
également que Gudrun Ennslin, égérie de la « bande
à Bader », organisation anarchiste responsable de plusieurs meurtres
et attentats dans les années 70, était fille de pasteur. Et il
n’est pas incongru de penser que l’existentialisme, doctrine philosophique,
qui implique la liberté absolue de l’homme et, partant, sa responsabilité,
est plus ou moins héritier de la Réforme. Avec ou sans Dieu, le
philosophe existentialiste connaît l’angoisse de l’individu
face à un ciel qui ne répond pas, à un monde qui lui reste
étranger. Pour le croyant Kirkegaard - auteur d’un « Traité
du désespoir » - il y a dans la foi de l’absurde et du «
scandale », l’athée Jean-Paul Sartre exposant quant à
lui dans « Les Mots » son problème en des termes que pourrait
prononcer un luthérien : « Ma seule affaire était de me
sauver - rien dans les mains, rien dans les poches- par le travail et la foi
». La filiation n’est d’ailleurs nullement contestée
par les existentialistes, l’un d’eux - et pas l’un des moindres,
Karl Jaspers - reconnaissant que « Luther a accompli les pensées
existentielles sans lesquelles la philosophie actuelle ne serait pas possible
».
L’ALLEMAGNE D’HIER ET D’AUJOURD’HUI IMPENSABLE
SANS LUTHER
Luther et l’histoire de l’Allemagne
Grâce à Luther, l’Allemagne
joue pour la première fois à partir du XVIème siècle
un rôle déterminant au sein de l’Europe. Se détachant
de l’Empire et de son unité religieuse, elle entraîne à
sa suite la Suède, le Danemark et plusieurs cantons suisses. De plus,
en conférant au prince de chaque Etat protestant (Saxe, Hesse, Brandebourg,
Wurtemberg, Poméranie, etc. . .) le pouvoir et le choix religieux, elle
offre l’exemple d’une autorité séculière renforcée
car désormais indépendante de Rome, exemple qui ne manquera pas
d’être suivi. Cette «libération unitaire » qu’est
la Réforme sur le plan religieux fait en outre pour toujours de l’Allemagne
- si longtemps divisée et soumise- un pays désireux d’assurer
son indépendance et d’affirmer son identité. Elle a désormais
avec Luther son héros national. Le germain Arminius, vainqueur des Romains
en 9 avant J.C., a peut-être parfois ce rôle dans la légende
et la littérature, mais jamais dans la réalité et les mentalités.
Si sa statue figure aujourd’hui encore dans la forêt où il
défit les légions de Varus, celle du Réformateur se dresse
un peu partout en Allemagne, à Wittenberg, Berlin, Worms, Darmstadt,
et dans presque tout le pays, quantité de places et de rues portent son
nom. Au milieu du XIXème siècle, le château de la Wartburg
- lieu où il traduisit la Bible en allemand - fut restauré et
élevé au rang de monument national. Durant la première
guerre mondiale, proclamé « lansquenet de Dieu » par le poète
Lissauer, Luther put servir d’exemple aux combattants, le célèbre
choral luthérien « Das Reich muss uns bleiben » («l’Empire
restera nôtre ») prendra (trop ?) souvent dans les différents
conflits de l’histoire de l’Allemagne un sens politique n’ayant
rien à voir avec son contexte d’origine, lui purement spirituel.
Tout comme Luther avait rejeté l’autorité papale, brûlant
publiquement la bulle d’excommunication ou encore insultant le chef suprême
de l’Eglise catholique, tout comme il avait défié à
la diète de Worms le tout puissant empereur Charles-Quint, l’Allemagne
tiendra tête en son nom à tous ceux qui s’en prendront à
son indépendance ou à sa nouvelle identité religieuse.
A la veille de la bataille de Leipzig qui verra l’envahisseur Napoléon
subir sa première grande défaite (1813), le corps franc prussien
de Lutzow sera béni par le clergé luthérien. A Sadowa,
en 1866, la Prusse vainc l’Autriche et se défait par là
de la tutelle du puissant Etat catholique, Bismarck veillant ensuite, appuyé
par sa majorité, à ce que Rome ne puisse jouer aucun rôle
dans le sud du pays (jésuites chassés, évêque récalcitrants
emprisonnés, écoles catholiques soumises à inspections
« laïques »). Suite au traité de Versailles (1920) qui
tout à la fois ruine l’Allemagne, la démocratise et la soumet
à l’Europe catholique (France, Italie), des formations nationalistes
se constituent, groupes clandestins de résistance se réclamant
d’«un aigle allemand» qui n’est autre que Luther. Les
mêmes rejettent la toute jeune République de Weimar et son assemblée,
synonymes à leurs yeux de mœurs relâchées, de soumission
servile et de palabres et débats inutiles. Ils réclament un «
chef », ce chef déjà important chez les Germains à
en croire Tacite, indispensable aussi chez Luther . . .
L’évolution économique de
l’Allemagne porte elle aussi l’empreinte de Luther, ce qui ne saurait
surprendre vu ce qui a été dit précédemment. Le
sociologue allemand Max Weber (1864-1920), place, on l’a vu, Luther à
l’origine du capitalisme moderne, intitulant sa plus célèbre
étude : « L‘Ethique protestants et l’esprit du capitalisme
». Une thèse ne suffirait pas à faire ressortir l’incidence
du luthéranisme sur le contexte et l’évolution économiques
de l’Allemagne du XVIIIème siècle à nos jours. Notons
simplement que la très luthérienne Prusse de Frédéric
II dut son essor au dur labeur du paysan sur des terres asséchées
en vue d’une plus grande production, ou encore aux longues et pénibles
journées de travail de l’ouvrier dans l’industrie textile
berlinoise nouvellement créée, ce sans entraîner récriminations
ou troubles sociaux. Notons aussi qu’un siècle plus tard, en 1855,
le romancier Gustav Freytag publie un livre intitulé « Soll und
Haben » (« Doit et avoir ») ouvrage où il exalte le
travail et la réussite de la bourgeoisie d’affaires. Le roman connaît
un immense succès dans toute l’Allemagne, succès qui va
perdurer durant de nombreuses décennies, alors que les œuvres critiques
d’écrivains libéraux progressistes tels que Heine, Büchner
ou encore Hoffmannsthal, souvent contraints à l’exil, ne rencontrent
guère d’écho. Notons enfin qu’en 1901, Thomas Mann
publie « Les Buddenbrook » - ouvrage qui lui vaudra le prix Nobel
- où la décadence débute avec l’affaiblissement de
l’énergie et du réalisme du monde du travail et des affaires.
L’Allemagne d’aujourd’hui continue
à considérer le travail comme une valeur essentielle nécessaire
à l’Etat, indispensable à la bonne marche de la société.
D’où l’échec continu des tendances marxistes, l’attitude
généralement conciliante des syndicats vis à vis du pouvoir,
l’étroite collaboration entre l’école et l’entreprise.
Quand l’intérêt du pays l’exige, l’efficacité
l’emporte sans problème sur toute autre considération :
celui qui vous parle se rappelle l’activité des chantiers sept
jours sur sept quand il fallait finir de reconstruire les villes allemandes
en 1955 ; aujourd’hui, les retraités d’usine ont et utilisent
la possibilité de reprendre leur activité durant tout le week-end
afin que les machines puissent continuer à tourner. Dans un article paru
durant l’été 2017 dans le très sérieux hebdomadaire
« Die Zeit », l’auteur compare l’intense activité
de l’Allemagne à partir de Luther à celle de la californienne
Silicon Valley que le réformateur aurait pour ainsi dire préfigurée.
A l’en croire l’utilisation de l’imprimerie fut le «
hardware de la Réforme » et le luthéranisme put relier entre
eux les hommes par delà les frontières, comme le firent player
windows et apple avec Bill Gates et Steve Jobs. Le journaliste n’hésitant
pas par ailleurs à faire de Lucas Cranach «Warhol de la Réforme
» !
Comment, enfin, l’Allemagne d’aujourd’hui
pourrait-elle ne pas être l’héritière de la Réforme
sur le plan politique quand on sait l’origine et l’appartenance
religieuses de ceux qui la dirigent ? Dès 1949, année de la fondation
de l’Allemagne fédérale, dix ministres sur les quatorze
que comptait le gouvernement du catholique chancelier Adenauer étaient
luthériens. Ce fut depuis toujours le cas. De 1994 à 2005 c’est
un pasteur, Antje Vollmer, qui préside le Bundestag, tout comme le sera
son successeur, Peter Hintze. Aujourd’hui, sous la tutelle d’Angela
Merkel, elle-même fille de pasteur, le ministre de l’Intérieur,
Thomas de Mézière, lit régulièrement la Bible, le
ministre de la Santé, Hermann Gröhe, étant quant à
lui membre du synode de l’Eglise évangélique. Au président
de la République fédérale, Joachim Gauck, pasteur, a succédé
Franz Walter Steinmeier, qui présidera en 2019 les journées de
l’Eglise protestante.
On peut dire enfin que d’une manière
générale, l’Allemagne vit encore dans bien des domaines
à l’heure de Luther, même si, à première vue,
le luthéranisme est en perte de vitesse. En effet, 5 millions d’Allemands
ont quitté l’Eglise protestante depuis 1990 et de moins en moins
de citoyens d’Allemagne fédérale se font enterrer religieusement.
Mais le pays est à tout jamais marqué du sceau du Réformateur.
Est dû à ce dernier, pour commencer, un esprit de sérieux
qu’il serait difficile de retrouver en Bavière ou en Rhénanie,
régions demeurées catholiques. Le pittoresque et débridé
carnaval allemand de Cologne, par exemple, ne saurait se retrouver à
Berlin où il fut interdit il ya plusieurs siècles. Dans toute
l’Allemagne protestante, la sobriété est de mise. En 1700,
le très orthodoxe luthérien August Francke avait, à Schwäbisch
Hall, quitté furieux un banquet qu’il jugeait trop copieux. Aujourd’hui,
un habitant de Hambourg s’étonne de riches et abondantes pâtisseries
absentes chez lui, qu’il découvre dans la très catholique
Bavière. En 2003, le candidat à la présidence Peter Steinbrück
commit l’erreur de déclarer publiquement qu’un pinot à
moins de cinq euros n’était pas assez bon pour lui. La sanction
ne se fit pas attendre : il fut nettement battu par la fille de pasteur Angela
Merkel, au train de vie et à la tenue (son éternel blazer bleu)
notoirement modestes. Esprit de sérieux et austérité se
retrouvent également dans bien d’autres domaines. Le bulletin d’informations,
à la radio comme à la télévision, est communiqué
avec gravité, exempt de toute digression, de tout mot d’esprit.
On lit pour s’instruire et réfléchir, non pour se divertir,
il serait difficile de trouver des adultes lecteurs de bandes dessinées.
Musique et chant, éléments essentiellement religieux chez Luther,
se doivent d’être empreints de sens et mûrement élaborés.
« Viens poupoule », « Tout va très bien madame la marquise
», « Le travail c’est la santé, ne rien faire, c’est
la conserver », pour ne citer que quelques extraits de « tubes »
gaiement chantonnés dans notre bon pays, obtiendraient tout au plus Outre-Rhin
un sourire indulgent . . . et ne parlons pas des cactus que Dutronc met dans
son slip ! Il y eut bien, certes, avec la République de Weimar (1919-1933)
une période où, dans les mœurs comme dans le domaine artistique,
« tout fut permis », mais cette époque est restée
dans la mémoire collective comme une période décadente
ayant finalement conduit au pouvoir un dictateur promettant de « balayer
tout ça » avec l’approbation de la majorité de Allemands.
D’où la question, souvent posée et débattue : Luther
et la Réforme ont-ils favorisé l’ascension du nazisme ?
LUTHER ET LE NAZISME
Luther a-t-il, à quatre siècles
de distance, créé par ses idées un terrain favorable au
national-socialisme allemand ? Porté par son cartésianisme simplificateur,
le Français aurait tendance à le penser, voyant dans Hitler est
le produit d’une culture et d’une Histoire allemandes presque toujours
marquées au coin du pangermanisme. Du Roi-sergent à Bismarck en
passant par Frédéric II, tous les grands gouvernants allemands
incarneraient plus ou moins le despotisme, l’esprit de conquête
et un nationalisme outrancier, tous seraient plus ou moins les héritiers
de Luther.
Sans aller jusqu’à voir pas dans
l’impératif kantien un premier pas en direction de l’Ordre
noir hitlérien, la tristement célèbre S.S., comme l’a
fait un philosophe de notre temps (M.Onfray), beaucoup, et pas des moindres,
voient notamment chez Luther un lointain précurseur du sinistre Führer.
Au début du 20ème siècle, un autre philosophe, Jacques
Maritain, voit dans le pangermanisme « le fruit monstrueux de la séparation
de l’Allemagne d’avec la chrétienté ». De son
côté, le germaniste Edouard Spenlé écrit au début
des années trente dans son « Histoire de la pensée allemande
» : « le luthéranisme sécularisé, c’est
le nationalisme allemand ». Certains Allemands le pensent aussi, tel le
professeur de théologie Karl Barth (suspendu de ses fonctions en 1932)
qui affirmait : « la théorie luthérienne de l’Etat
est la justification chrétienne du national-socialisme ». N’oublions
pas non plus qu’en 1946, jugé à Nuremberg, le sinistre antisémite
nazi Julius Streicher n’hésita pas à dire : « Luther
devrait être avec nous sur le banc des accusés ». A l’inverse,
le prix Nobel de littérature Thomas Mann voit dans le Réformateur
« un grand homme qui a fait progresser la démocratie » et
l’Allemagne communiste, la RDA (1949-1989), attribua elle-même à
partir de 1983 un rôle positif à la Réforme, qualifiée
dans les manuels d’Histoire de « révolution de l’époque
pré-bourgeoise ».
Qu’en est-il au juste ? Certes, en 1933,
les luthériens accueillent assez bien l’arrivée d’
Hitler au pouvoir. Lassés d’une démocratie athée
impuissante face aux désordres de la rue et aux exigences des vainqueurs
de 1918, incapable en outre de redresser économiquement le pays et d’assurer
l’ordre moral, ils ne peuvent rester insensibles aux arguments d’un
parti promettant de redonner à l’Allemagne honneur, dignité
et prospérité. Et l’antisémitisme affiché
dès le départ par les nationaux-socialistes ne peut trop les choquer.
Luther, en effet, très déçu par le fait que les juifs -
qu’il avait loués au départ dans ses écrits, soulignant
qu’ils étaient de la même race que Jésus - ne s’étaient
pas convertis à la Réforme, avait eu à partir de 1540 des
mots très durs à leur égard (« ils sont nos ennemis
publics et, s’ils le pouvaient, nous tueraient tous bien volontiers »).
De fait, en 1933, les trois quarts des membres du clergé protestant sont
proches du nazisme, dont le superintendant Dibélius et le pasteur Niemöller,
tous deux futurs opposants. Certes, le national-socialisme fait de son programme
religion et ne saurait tolérer d’autre croyance. « Le christianisme
va disparaître d’Allemagne » avait annoncé Hitler («
Tischreden »), Martin Bormann déclarant de son côté
que « national-socialisme et christianisme sont incompatibles ».
Mais le nouveau chef du pays, qui sait que l’Allemagne compte 45 millions
de protestants, va en un premier temps cacher son jeu. Il nomme en un premier
un évêque national, Ludwig Müller qu’il rencontre solennellement
au milieu de chemises brunes entonnant fièrement cantique sur cantique,
voulant montrer par là que l’Etat national-socialiste et le luthéranisme
seront étroitement liés. A noter que le nouvel évêque,
ancien pasteur aux armées décoré de la croix de fer, est
farouchement antisémite, qu’il a fait défiler à Berlin
200 pasteurs nazis « la croix gammée sur la poitrine et le crucifix
sur le cœur » . . .
Le nouveau régime ne va pas tarde pas
à montrer son vrai visage. En avril 1934, les pasteurs juifs (4% du clergé
protestant) sont démis de leurs fonctions, l’eugénisme se
met en place dans tout le pays, mises à pied et arrestations se succèdent.
Une scission du clergé luthérien en résulte la même
année. Si une partie, « Die deutschen Christen », se disent
« les SA de Jésus-Christ » et voient dans le nazisme l’achèvement
de la Réforme, une autre partie non négligeable (7036/16000) se
rallient aux seize thèses du pasteur Niemöller et constituent «
Die bekennende evangelische Kirche » (« l’Eglise évangélique
de la Confession »). Thèses principales de Niemöller : l’Eglise
doit rester indépendante de l’Etat; Jésus, et non Hitler,
est le Sauveur; la vraie loi est celle de la Sainte Ecriture; aucune influence
païenne ne doit être admise dans l’Eglise. Au texte se joint
bientôt la parole : Théophile Wurm, évêque protestant
du Wurtemberg, condamne en chaire la liquidation programmée des malades
mentaux, le pasteur Paul Schneider n’hésite pas dans un sermon
à critiquer ouvertement Josef Goebbels, maître d’œuvre
de la propagande nazie. La répression ne se fait pas attendre, Ludwig
Müller fait arrêter 700 pasteurs (dont Wurm). Et si Hitler lui-même
se désintéresse bientôt du problème et abandonne
Müller (il ne veut pas heurter l’Angleterre dont il espère
encore se faire une alliée), son appareil policier n’en continue
pas moins à traquer les luthériens récalcitrants : Niemöller,
tout héros de la première guerre mondiale qu’il est, est
condamné à huit ans de prison ; le pasteur Gröber, qui a
ouvert à Berlin un foyer de secours pour non-aryens à Berlin,
est envoyé en camp de concentration ; Paul Schneider, déjà
nommé, est déporté à Buchenwald où, ayant
refusé de saluer le drapeau nazi, il sera torturé, puis enfermé
avec un fou avant d’être tué d’une piqûre en
juillet 1939. Pour ne citer que ceux-là . . .
De 1940 à 1945, le clergé protestant
se compose de :
- 2000 « chrétiens allemand »,
tout acquis au régime. Parmi eux Rosenberg, théoricien du nazisme,
qui sera pendu à Nuremberg.
- 8000 «confessants », dont Kurt
Gestein, qui prendra le risque de s’engager dans la SS pour voir de près
les excès de l’extermination.
- 9000 pasteurs légalistes.
C O N C L U S I O N
Il est maintenant plus facile de répondre
à la question posée en introduction. A l’évidence,
Nietzsche a tout à fait raison, l’Allemagne ne sautait être
conçue en dehors de Luther. Son histoire, sa mentalité et ses
mœurs sont, hier comme aujourd’hui, marqués au coin de la
Réforme, même si le nombre des pratiquants luthériens -
il en va d’ailleurs de même chez les catholiques allemands - a nettement
diminué. Et la ferveur manifestée dans toute l’Allemagne
- y compris dans les länder catholiques - en 2017, année Luther,
la part importante occupée alors des mois durant dans tous les médias
d’Outre-Rhin, prouve éloquemment que le pays reste profondément
marqué du sceau de la Réforme.
(Conférence prononcée le 1er
février 2018)
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