RCHIVES
Du cloporte au barbare ou l'injuste procès du Dr Franz Kafka
par Roland CHARPIOT, docteur
en études germaniques et membre de l'Association
S'intéresser à l'oeuvre de Franz Kafka impose un préalable fait d'une double question :
L'HOMME
Il paraît fastidieux de raconter année après année ce que fut l'existence de Franz Kafka de sa naissance à sa mort. Contentons-nous de la résumer en une phrase:
«Kafka naît en 1883, de père et mère israélites, dans une fabrique de pantoufles de Prague à l'enseigne du choucas, et meurt dans un sanatorium d'une laryngite tuberculeuse après avoir été trente ans durant avocat de contentieux dans une compagnie d'assurances ». |
Il est préférable en effet d'éclairer de cinq flashes certains aspects essentiels de sa personnalité, aspects que ne peut ignorer qui veut tenter de comprendre son oeuvre.
Un fils pas comme les autres
Le père, Hermann Kafka, second d'une famille de six enfants, connaît une enfance difficile. Fils d'un boucher kasher du ghetto de Prague, il doit dès l'âge de sept ans tirer hiver comme été la charrette contenant la viande à livrer. Devenu colporteur à quatorze ans, il réussit à mettre suffisamment d'argent de côté pour pouvoir cinq ans plus tard ouvrir une petite mercerie. Après son service militaire - Tchèque, il est citoyen austro-hongrois - il épouse la fille d'un riche brasseur, Julie Löwy, et peut alors ouvrir un commerce de gros et de détail qui, rapidement, prospère. A preuve les habitats successifs du jeune Franz lequel vit jusqu'à l'âge de six ans dans une sombre ruelle où les murs suintent d'humidité, puis loge avec les siens dans la maison Minuta, belle construction gothique située près de l'Hôtel de ville, avant de résider à partir de sa douzième année dans un bel et spacieux appartement de la Zentnergasse où il a sa propre chambre, privilège dont peu de familles juives de quatre enfants (Franz a trois soeurs) peuvent alors se targuer dans le Prague de la fin du 19ème siècle. L'ascension d'Hermann Kafka n'est pas unique pour autant. Partout où, à cette époque, l'Etat se montre tolérant et accorde une citoyenneté pleine et entière aux Juifs, ces derniers réussissent et prospèrent du fait de leur habileté en affaires, de leur esprit d'initiative et - n'oublions pas de le dire - de leur honnêteté. C'est ainsi qu'un un petit changeur du ghetto de Francfort nommé Rothschild put devenir un grand banquier, que le père de Freud put fonder en Moravie une entreprise florissante...
La relation entre Franz Kafka et son père s'avère très tôt ambiguë. Gros travailleur, occupé du matin au soir (tard!) à veiller à la bonne marche de son entreprise, donnant des ordres tout en mettant la main à la pâte, Hermann Kafka n'accorda jamais à son garçon l'attention et l'affection que ce dernier attendait de lui. Pire, il se faisait assister dans son travail par son épouse, laquelle devait en plus à l'issue du travail participer jusqu'à une heure très tardive à d'interminables parties de cartes en compagnie des ouvriers et de son mari. Dans sa Lettre au père, texte où il formule ses griefs, le fils reprochera plus tard à Hermann Kafka de lui avoir « volé » sa mère: « Elle t'aimait trop ».
En outre, alors que le jeune Franz se montre très tôt timide et hésitant, le père paraît toujours prendre la bonne décision, il est un patron autoritaire, fort en gueule, qui n'en est pas moins aimé et respecté aussi bien par ses employés que par tous ceux qui le connaissent, Juifs ou Tchèques. Lors du pogrom de 1897, la foule déchaînée passera devant la fabrique des Kafka sans y toucher (« il est des nôtres! »). Peu religieux, Hermann Kafka se rend trois fois par an au temple où il marmonne des prières en hébreu auxquelles il ne comprend pas grand-chose. Assis à ses côtés, son jeune fils ne peut approuver, très tôt nostalgique d'un judaïsme traditionnel plus authentique et exigeant. Plus grand, il sera sans cesse en quête d'une judéité originelle oubliée par la majorité des Juifs de Prague, il voudra aussi apprendre l'hébreu. Ajoutons que le père est grand, fort et musclé, le jeune Franz maigre et chétif, d'où un complexe d'infériorité dont l'auteur du Procès ne fait point mystère. Se qualifiant lui-même de « grande chenille », il avouera la honte qu'il ressentait en devant s'afficher à la piscine aux côtés d'un père à l'impressionnante stature. Face à la figure imposante d'un père qui semble avoir le pouvoir de tout comprendre et de tout dominer - « Je sens chez mon père l'existence d'une sagesse dont je ne puis saisir qu'un souffle » écrira-t-il - le fils, timide et tiraillé de contradictions, va rapidement opérer un transfert qui le précipite dans la culpabilité : Inconsciemment, il voit peu à peu dans son père ce Dieu de l'Ancien Testament qui, autoritaire et tout-puissant, exige des hommes un amour inconditionnel qu'il est difficile de donner. Ce pourquoi il les rudoie et châtie en expiation de péchés dont ils peinent à avoir conscience...
Peut-être convient-il d'apporter quelques retouches à ce portrait sévère que le fils dresse de son père. Certes, Hermann Kafka n'était pas d'un naturel tendre et affectueux, certes il consacra beaucoup plus de temps à sa fabrique qu'à ses enfants, mais il ne fut jamais un père brutal. Lorsque Franz obtient son baccalauréat, il lui offre trois semaines de vacances sur une île de la Baltique, puis veille à ce qu'il entreprenne de solides études. Ne pas oublier non plus que Franz Kafka, jusqu'à la quarantaine, obtient des siens sans le moindre problème le gîte et le couvert... Il n'en reste pas moins que l'image du père dans l'oeuvre de Kafka reste celle d'un être supérieur et terrifiant. Le récit intitulé Le Verdict (Das Urteil) en est la meilleure preuve. Le personnage principal, Georg Bendemann, employé modèle, garde auprès de lui un vieux père malade auquel il apporte soins et nourriture. Lui-même semble heureux entre une fiancée et un ami qui lui sont chers. Un jour, alors qu'il entre dans la chambre de son père, ce dernier se dresse, immense (« un géant ! »), et se lance dans une violente diatribe: son fils le néglige et ne l'aime pas, sa fiancée n'est venue vers lui que par intérêt, l'ami sait qui est vraiment Georg et préfère pour cette raison entretenir une relation épistolaire secrète, avec son père. Atterré, Georg qui, en un premier temps, rit intérieurement de ce père qui gesticule et vocifère sur son lit en chemise de nuit, s'incline pour finir devant le terrible verdict que prononce le vieillard : il devra mettre fin à ses jours. La mort dans l'âme, le jeune homme se jette du haut d'un pont... Le message est clair : Dieu exige un amour exclusif et permanent, de petites attentions accordées ça et là ne sauraient le satisfaire, il perce à jour les pensées les plus secrètes de chacun, sa volonté est inexorable et lui seul décide du salut ou de la damnation de chacun...
Un juif pas comme les autres
A la naissance de Franz Kafka, les Juifs de Prague sont parfaitement intégrés depuis l'Edit de Tolérance accordé en 1781 par l'Empereur Joseph II dont les décisions s'inscrivent dans la ligne de la politique d'ouverture de sa mère, l'Impératrice Marie-Thérèse. Ils jouissent de tous les droits civiques, pratiquement tous les emplois leur sont ouverts. Un certain nombre d'entre eux mettent un point d'honneur à envoyer leur fils à l'école allemande que fréquente l'élite de la ville, ce que fait d'ailleurs Hermann Kafka. Prague compte alors sur ses 420000 habitants 35000 germanophones dont 85% sont des Juifs. Ce qui a pour conséquence que la population juive de Prague, se sentant parfaitement assimilée, ne parle plus yiddish et a pris ses distances avec la tradition, tant sur le plan religieux que sur le plan vestimentaire. Très tôt le jeune Franz, nostalgique du judaïsme traditionnel, souffre de voir les Juifs qui l'entourent - et son père en tout premier - pratiquer leur religion avec laxisme ou encore chercher à imiter dans leur faccedil;on de vivre les Allemands et les Tchèques de la bonne société praguoise. Plus tard, Kafka n'a de cesse, que ce soit dans son journal ou dans sa correspondance avec son ami Max Brod, de fustiger cette attitude en des termes sévères: « ;Ces Juifs qui ne sont ni Tchèques, ni Juifs, avec leur désir de rester très protégés, avec l'héroïsme de cloportes s'accrochant à la salle de bain », ou encore: « Ils veulent griller le judaïsme, mais leurs pattes de derrière collent encore au judaïsme du père, leurs pattes de devant ne trouvent pas de nouveau terrain ».
Toute sa vie Franz Kafka sera en quête de ses racines, toute sa vie il recherchera le contact avec des Juifs « authentiques » et la tradition juive. En 1911, il assiste avec émotion et admiration aux représentations données à Prague par une troupe de comédiens juifs venus de Galicie portant barbe et habit traditionnels et parlant yiddish. Il se lie d'amitié avec Ytchak Löwy, directeur de la troupe et organise avec celle-ci des soirées yiddish avec chants et lectures. Quatre ans plus tard, il lui est donné de voir officier dans une maison crasseuse un rabbin qui mange avec ses doigts et se mouche dans ses mains... en un mot tout le contraire des bonnes manières que les juifs de Prague mettent un point d'honneur à afficher! Loin d'être choqué, Kafka, enthousiaste, dit voir dans le comportement de ce rabbin la marque de « ceux qui pensent intensément ». En avril 1923, il prend des leccedil;ons d'hébreu à domicile avec une étudiante juive, Puah Menzel. Cette dernière, devenue après la seconde guerre mondiale professeur d'université en Israël, évoquera cinquante ans plus tard le zèle de son élève: « Il était insatiable et fit de gros progrès ». Toujours en 1923, Kafka envisage avec un ancien condisciple d'aller travailler comme bibliothécaire à Jérusalem. Un an plus tard, il se plonge dans l'histoire du judaïsme en compagnie de Dora Diamant, une Juive de Galicie qui sera son dernier amour, et forme avec elle le projet d'aller s'installer à Tel-Aviv. Rêve un brin naïf - ils tiendraient une auberge, elle faisant la cuisine, lui-même étant serveur - auquel la mort de Franz, en 1924, met fin presque aussitôt.
Si les Juifs de Prague n'apparaissent jamais explicitement dans l'oeuvre de Kafka, on peut considérer le singe du texte Discours pour une Académie comme une caricature du juif fier de pouvoir désormais ressembler du fait de ses bonnes manières au « gratin » de la bonne société praguoise. Ce singe, capturé par l'équipage d'un navire, est soumis à un dressage intensif au terme duquel il est à même de reproduire les gestes les plus élémentaires des matelots (boire, fumer, etc...) ce qui lui permet de devenir un jour... vedette de music-hall! Dans la plupart des autres textes, la Loi juive est bien présente, qu'il s'agisse du Tribunal suprême du Procès ou encore du Château dans l'oeuvre éponyme. Loi inaccessible au personnage principal qui ne cesse de s'en éloigner du fait de son orgueil et de ses prétentions. Par contre reste au contact de la Loi la foule des humbles - les obscurs secrétaires et greffiers du Procès, les dociles villageois du Château - dont la vie n'est qu'obéissance et soumission.
Un amant pas comme les autres
La femme, tant physiquement que sentimentalement, joue un grand rôle dans la vie de Franz Kafka. Le corps féminin exerce sur lui un profond attrait. Après avoir connu tout jeune ses premiers « émois » auprès d'une jeune Française, Melle Bailly, chargée de lui enseigner les rudiments du français, il ne cesse de fréquenter les maisons de passe de Prague qui en compte alors 35. Les coups de coeur ne cessent de traverser son existence. En 1905-1906, lors de cures de repos en Silésie, il partage deux étés avec une certaine Betty qu'il définit comme une « jolie fille vieillissante ». En 1911, lors de la venue de la troupe de théâtre mentionnée plus haut, il a une liaison avec Maria Tschisik, membre de la troupe, mariée et mère de deux enfants. En 1912, visitant la maison natale de Goethe à Weimar, il tombe amoureux de la fille du gardien. Un an plus tard, à Riva, il s'éprend au retour d'un congrès d'une jeune Suissesse de 18 ans. En 1914 il a probablement eu une liaison avec Grete Bloch, amie de sa fiancée du moment, Felice Bauer. Dans son journal, Kafka évoquera la pulsion sexuelle d'un jeune homme qui se jette subitement sur la fille de sa logeuse, comportement qu'il dit « incompréhensible comme le deviennent parfois les malades pulmonaires ». Tentative d'autojustification? Parallèlement, Kafka est un éternel candidat au mariage du fait de son attachement à la tradition hébraïque. Il le rappelle lui-même dans son journal en 1911 : « le Talmud dit qu'un homme sans épouse n'est pas un être humain ». Mais cela ne va pas sans poser des problèmes au docteur Franz Kafka qui, bureaucrate cravaté que tous saluent bien bas, se sent coupable d'être en fin de compte l'un de ces cloportes praguois qu'il condamne si sévèrement. D'où son besoin de se confesser chaque jour par la plume, l'écriture permettant ainsi l'indispensable auto-flagellation. Or, si écrire tard dans la nuit ou très tôt le matin n'est déjà pas aisément compatible avec la journée de travail, la vie à deux devient dès lors une mission impossible... qu'il lui faut néanmoins accomplir! D'où l'attitude pour le moins curieuse d'un prétendant au mariage soucieux d'avoir pour compagne de vie une personne peu attractive (elle pourrait sinon requérir trop d'attention!), qui, dans ces lettres d'amour ne cesse de répéter qu'il sera peu disponible une fois marié! Deux écrivains que Kafka appréciait ont sans doute apporté leur pierre à l'édifice. Kierkegaard, tout d'abord, éternel fiancé qui ne put jamais se décider à épouser Régine Olsen et attribuait à ce renoncement son talent d'écrivain (journal, 1840). Et aussi l'auteur dramatique suédois August Strindberg pour lequel la femme n'est qu'un dangereux vampire qui aspire la créativité de l'homme.
La première des « élues » fut Felice Bauer, jeune femme intelligente occupant un poste important dans une manufacture d'instruments d'enregistrement. Kafka la décrit ainsi dans l'une de ses lettres: « visage osseux et insignifiant, cheveux blonds un peu raides et sans charme ». Les fiançailles durent de 1914 à 1919, fiançailles faites de ruptures suivies de réconciliations, de rendez-vous ratés, émaillées aussi de missives où l'auteur du Procès tient entre autre à souligner que Flaubert dut son talent littéraire au célibat, Napoléon son génie militaire aux limites que lui imposait... la petite taille de son pénis! Suivra pour quelques mois seulement Julie Wohrizeck, décrite d'entrée de jeu comme « aussi insignifiante qu'une mouche », puis viendra Milena Jesenski, liée à Kafka de 1919 à 1921. Fille d'un chirurgien renommé connu pour son antisémitisme, cette jeune femme à la forte personnalité eut le courage de défier son entourage en épousant un juif de seize ans plus âgé qu'elle. Union peu heureuse : non seulement ce mari s'avéra peu généreux - elle devait aller à la gare porter les bagages des voyageurs pour avoir quelque argent - mais il ne cessa de la tromper. Ayant eu connaissance de l'oeuvre de Kafka, Milena prend sur elle d'écrire à l'auteur en octobre 1919, lui proposant de la traduire en tchèque. En résulte une rencontre suivie d'un coup de foudre. La première nuit à deux a pour cadre la capitale autrichienne un jour de juin 1920. Franz connaît alors une « panne », mais se voit immédiatement rassuré par Milena (« un truc d'hommes », « une demi-heure au lit, quelle importance? »). Comblé par cette attitude - Kafka souffre de voir ses pulsions souvent suivies de moments d'impuissance - l'auteur du Château demande à Milena de l'épouser... donc de quitter son mari. Milena refuse, la rupture est dès lors inévitable.
Il convient pour finir de faire une place à part à celle qui fut l'ultime compagne de vie de Kafka, certainement aussi son plus grand amour, Dora Diamant. Place à part, car lorsqu'il la rencontre, en juillet 1923, l'auteur du Procès, rongé depuis pas mal de temps par la tuberculose, pèse 55kg pour 1m81 ! Il se repose au bord de la Baltique quand il remarque cette jeune fille de dix-neuf ans, employée du foyer populaire juif de Berlin, qui se dévoue auprès d'enfants juifs lors d'une fête de veille de sabbat. Il l'aborde et se trouve immédiatement conquis: elle est originaire de Galicie, parle hébreu et se passionne pour l'histoire juive! C'est avec elle que Kafka quitte Prague pour la première fois de sa vie et s'installe à Berlin en compagnie de Dora. Le Berlin de l'inflation où denrées et moyens de chauffage se font rares durant le rude hiver 1923-1924. Dora se dévoue alors sans compter pour rendre la vie supportable à un compagnon qui ne cesse de décliner et ne peut bientôt ni manger ni boire: Franz mourra littéralement de faim le mardi 3 juin 1924. Lorsque Kafka sera enterré à Prague le 11 juin il faudra empêcher Dora de se jeter dans la fosse...
La vie sentimentale tourmentée de Franz Kafka trouve elle aussi son écho dans l'oeuvre où, là encore, l'auteur se confesse et s'accuse. Là, en l'occurrence, de ne pas avoir su aimer. La sensualité et les pulsions y sont bien présentes, qu'il s'agisse de Josef K. se jetant dans Le Procès sur sa colocataire, puis sur l'épouse d'un assesseur du tribunal, ou encore de K. successivement attiré par Frieda, Olga ou Léni dans Le Château. Chaque fois, sûr de son charme, le personnage masculin est convaincu de parvenir à ses fins. Bien que l'amie de sa colocataire vienne lui dire que cette dernière ne veut plus le revoir, Josef K. reste persuadé du contraire, persuadé qu'« une petite dactylo ne devrait pas lui résister longtemps ». Ayant passé la nuit chez Olga alors qu'il avait promis à sa compagne Frieda de rentrer tôt, le héros du Château ne s'inquiète guère. Il pense qu'il n'aura qu'à se montrer pour être aussitôt pardonné...
Tout comme l'auteur « utilisa » la femme pour satisfaire aux obligations du Talmud ou encore assouvir ses pulsions, les personnages masculins séduisent chez Kafka par intérêt. K. pour pouvoir accéder au château, Josef K. pour faire avancer son procès. A ce dernier, un chapelain adresse peu de temps avant la fin du roman le reproche suivant: « Tu recherches trop l'aide des autres, en particulier celle des femmes ». Mais le héros kafkaïen, parfait égoïste incapable d'amour véritable, ne donne rien en retour, oubliant facilement l'une pour l'autre. Dans Le Château, Frieda qui a tant supporté de K. se décidera enfin à le quitter, lui reprochant à juste titre d'être « totalement dépourvu de tendresse ». Dans la nouvelle Préparatifs de noces à la campagne, Edouard Raban, le personnage principal, s'apprête à aller revoir sa fiancée Betty qu'il n'a pas vue depuis longtemps. Les pensées qui l'habitent à la veille du départ en disent long sur la qualité d e son amour : le voyage sera pénible, la nourriture va déranger son estomac délicat, il devra lire des journaux auxquels il n'est pas habitué, bref, il risque « de mourir de tristesse »!
Un employé de bureau pas comme les autres
Franz Kafka a connu dans les assurances une carrière plus qu'honorable. Docteur en droit en 1906, il entre en 1907 - sur la recommandation d'un oncle qui occupe un poste très important dans les chemins de fer en Espagne - dans la branche praguoise de la « Compagnie Internationale d'Assurances ». Si Kafka s'imagine au départ pouvoir dans ses nouvelles fonctions beaucoup voyager et découvrir de nouveaux horizons (il espère voir bientôt des champs de canne à sucre et des cimetières musulmans), il lui faut bien vite déchanter. Non seulement, il sera sédentaire, mais il devra en plus travailler chaque jour de 8heures à 18h30, ne bénéficiant que de quatorze jours de vacances tous les deux ans. Fort heureusement, à l'été 1908, le père d'un ami lui permet d'entrer comme secrétaire stagiaire aux « Assurances contre les accidents du travail du royaume de Bohême » où, là, la journée de travail se termine dès 14 heures. Kafka y travaillera quinze années durant sous la direction d'un jeune directeur, un Allemand qui saura apprécier son travail et se montrera toujours très compréhensif à son égard.
Kafka offre dans le cadre de son travail un double visage. Tel de nombreux personnages de ses récits (Joseph K., Georg Bendemann, Gregor Samsa), il est un employé modèle aussi soigné dans son travail que dans sa tenue - un « champion du col en celluloïd », écrira Alexandre Vialatte - et rédige des rapports très appréciés de ses supérieurs. D'où un avancement mérité: titularisé dès 1910, il sera nommé ensuite secrétaire en chef. En pleine guerre, en octobre 1916, il est à l'origine de la fondation d'un hôpital pour combattants atteints de maladies nerveuses, ce qui lui vaut d'être proposé pour une décoration par le Ministre des Anciens Combattants, distinction qui ne lui sera jamais remise suite à la dislocation de l'empire austro-hongrois. En outre il est apprécié de tous - supérieurs, collègues, femmes de ménage - sur son lieu de travail, ce que confirme son ami Max Brod qui note qu'« il n'a pas un seul ennemi ».
Mais derrière ces apparences se dissimule un être mal à l'aise. Ce docteur en droit drapé d'honorabilité que tous saluent bien bas n'est-il pas finalement lui-même l'un de ses « cloportes » qu'il condamne, un juif traître à ses racines soucieux avant tout d'intégrer la bonne société praguoise dans les meilleures conditions? « Je triche au bureau » écrit-il dans son journal, persuadé que ses collègues ne sont pas dupes et voient clair dans son double jeu. D'où cette remarque étonnante faite à Max Brod en septembre 1918 : « Personne ne peut me souffrir et je ne peux souffrir personne ».
Comment ne pas penser au héros du Procès, Josef K., tiraillé sans cesse entre ses obligations au bureau et les démarches à faire auprès du tribunal qui instruit son procès, entre le temps requis par sa profession et celui consacré à l'écriture, donc à sa confession? S'il se sent agacé par le regard de ses collègues, s'il a du mal à se voir concurrencé par certains, il n'en laisse rien paraître, aussi passe-t-il dans son entourage professionnel pour « un monsieur juste et bon ». Là encore, les apparences masquent la réalité...
Un malade pas comme les autres
Kafka eut toute sa vie à souffrir d'une santé fragile. Migraines, dépressions, constipation, troubles digestifs ne cessèrent de le tourmenter avec aggravation constante. En 1917, à l'âge de 34 ans, il crache du sang pour la première fois; suivront de violentes crises de toux, début d'une hémorragie pulmonaire qui lui vaudra de nombreux séjours en sanatorium. En 1922 survient une grave infection intestinale, deux ans plus tard se déclare une tuberculose laryngée qui lui interdit toute absorption de nourriture, liquide ou solide, en dépit de douloureuses injections dans les nerfs laryngés. Le 3 juin 1924, Kafka, qui se trouve alors à en croire Max Brod, « dans un état proprement hallucinant », rend son dernier soupir.
D'un côté, Franz Kafka semble avoir pris soin de sa santé, fréquentant assidûment les naturopathes et respectant un régime des plus stricts. Dédaignant la viande casher que consomment en abondance son père et autres « cloportes » praguois, Kafka se nourrit exclusivement de légumes, de fruits et de lait crû. Il entend par là renouer avec la tradition juive et se plaît à rappeler dans son journal que Moïse entraîna les Hébreux dans le désert pour les éloigner des chaudrons de viande égyptiens. Mais il commet une lourde erreur avec le choix du lait crû, une grande partie du cheptel bovin tchèque étant à son époque atteint de tuberculose... D'un autre côté, l'auteur du Procès méprise la médecine et les soins traditionnels (« je n'ai confiance dans les médecins que lorsqu'ils avouent qu'ils ne savent rien »), il pense aussi secrètement que sa maladie est une juste punition de ses fautes. A une amie qui cherche à le raisonner à ce sujet, il rétorque dans l'une de ses lettres: « Tu es bien trop saine, Irma, tu ne comprendrais rien ».
Là encore l'oeuvre fait écho, qu'il s'agisse des difficultés respiratoires rencontrées à deux reprises par le héros du Procès ou encore de l'altération de la voix de la chanteuse Joséphine Joséphine et le peuple des souris), désormais condamnée à « couiner ». L'auteur lui-même passe alors par là...
L'OEUVRE DE KAFKA: UNE CONFESSION
Une déduction s'impose : Kafka, rongé par la culpabilité, ressent chaque jour le besoin de confesser ses fautes sur le papier. Dans son oeuvre, il se reproche par personnages interposés de n'avoir pas su obéir, d'avoir été incapable d'aimer, d'avoir manqué d'humilité, d'avoir cédé à l'orgueil, en un mot d'avoir ignoré la Loi et méprisé les préceptes du Talmud. Révélateur est ce passage du Procès où cet autre Kafka qu'est Josef K. déclare péremptoirement : « je ne connais pas cette loi », propos suivi d'une cinglante réplique: « Il ignore la Loi et prétend être innocent! ».
Mais l'oeuvre se veut aussi oeuvre de pénitence. Peu de temps avant la fin du roman, Josef K. reconnaît son erreur, avouant avoir voulu « entrer dans le monde avec vingt mains à la fois », c'est-à-dire s'être cru tout-puissant et maître de son destin. A la fin du Château K. reconnaît « ;l'inutilité de ses efforts » et s'incline humblement devant la tenancière de l'auberge dont il a jusque là dédaigneusement repoussé les appels à plus de charité et d'humilité. Mais il est chaque fois trop tard, Josef K. est exécuté, K. n'arrivera jamais au château, objet de sa quête depuis le début du roman. Ces deux oeuvres restèrent inachevées. Kafka nourrissait-il l'espoir de pouvoir un jour accéder à l'impossible salut par quelque « deus ex machina »?
KAFKA ET L'EUROPE INTELLECTUELLE DE L'APRES-GUERRE
Après 1945, l'Europe découvre Kafka, mort pratiquement inconnu plus de vingt ans auparavant. Le nom de l'auteur du Château apparaît sous la plume de Gide, Camus, Sartre et Simone de Beauvoir. En octobre 1947, Jean-Louis Barrault met en scène Le Procès au théâtre Marigny, représentation qui connaît un vif succès à Paris avant d'être reprise à Washington. En 1945, Le Verdict est pour la première fois traduit en anglais, en 1951, La Métamorphose est porté à l'écran par William Hampton. L'Allemagne elle-même, hier encore nourrie de la haine du Juif et du mépris du Slave, s'intéresse à Kafka auquel Günther Anders (1951) et Theodor Adorno (1955) consacrent chacun une étude. Ce regain d'intérêt n'est pas sans rappeler l'actualisation subite d'un auteur comme Jean-Paul Sartre dont La Nausée, roman écrit en 1938 et passé presque inaperçu avant-guerre, connaît un immense succès dès la fin de la seconde guerre mondiale (50000 exemplaires vendus en deux ans).
A première vue, la rencontre entre l'oeuvre de Kafka et l'univers existentialiste de l'après-guerre paraît aisément s'expliquer. Les valeurs dont se réclamait un certain humanisme européen ont fait long feu, ayant été perverties au profit des dictatures, qu'il s'agisse de la justice, du travail, de la famille ou de la patrie. Albert Camus le souligne dans ses Carnets: « Notre époque meurt d'avoir cru aux valeurs ». De même, chez Kafka, travail et justice paraissent bafoués dans Le Procès, la famille elle aussi se porte bien mal si l'on songe que dans Le Verdict, un père condamne son fils au suicide, et que dans La Métamorphose, le pauvre Gregor Samsa termine sa vie dans une poubelle avec l'assentiment des siens. En outre, la foi et le christianisme en ont pris un coup et Camus - toujours lui - note à juste titre: « Dieu n'est pas tout-puissant ou sa responsabilité se situe aux dimensions du mal ». Comment ne pas songer à cette brève nouvelle de Kafka (Un vieux manuscrit) où les habitants d'une petite ville, terrorisés par l'arrivée de barbares, se tournent en vain vers leur empereur - Dieu, en fait - qui demeure passif face à leur profonde détresse. En matière de barbarie, justement, l'Europe « civilisée » regardait de haut les « sauvages » d'Afrique et d'Asie et leurs moeurs primitives, souvent cruelles à leurs yeux. Or, cinq ans durant, la barbarie a bel et bien été européenne, ce que Kafka semblait annoncer dans sa nouvelle La colonie pénitentiaire, pour beaucoup une vision prémonitoire des camps de concentration. Bref, comme l'a écrit le germaniste français Claude David, « C'est dans ce miroir d'acier que notre temps a reconnu son visage ».
De fait, le héros kafkaïen présente plus d'un point commun avec le personnage principal des oeuvres existentialistes. Il est, comme l'écrit Alexandre Vialatte, « un homme sans postérité, sans tradition, sans sol, sans climat nourricier, sans air respirable ». Cet homme, qui n'a plus de valeurs, se cherche dans un cadre inhumain et hostile. Chez Kafka règnent la plupart du temps un ciel gris, des paysages mornes recouverts de neige, ou encore cet air irrespirable du Procès qui donne la nausée. Nausée qu'éprouve précisément Antoine Roquentin dans le roman éponyme de Sartre où un décor désespérant n'est pas sans rappeler le triste cadre kafkaïen: « Un soleil froid blanchit la poussière des vitres... ciel pâle brouillé de blanc, ruisseaux gelés... ». Chez Camus, dans La Chute, l'avocat Clamence répand sa mauvaise conscience dans la brume et les neiges sales d'Amsterdam, dans la pièce de théâtre Caligula, le personnage principal déclare que « le monde tel qu'il est n'est pas supportable ». Dans La Peste, le soleil et la lumière d'Oran sont loin de signifier bonheur et gaieté (« le soleil inonde les maisons trop sèches et couvre les murs d'une cendre grise »). A cette hostilité du monde extérieur, l'homme répond par de l'indifférence. Sartre, quadragénaire au lendemain de la seconde guerre mondiale avait vécu la montée des fascismes, le Front Populaire et l'Occupation sans trop s'en préoccuper. Kafka notait simplement dans son journal à la date du 28 juin 1914, jour de l'assassinat de l'archiduc François- Ferdinand d'Autriche, prélude à la première guerre mondiale: « Attentat à Sarajevo - Après-midi, piscine ».
Autre point commun : le héros kafkaïen comme le héros existentialiste, a besoin d'amour. Comme l'auteur du Procès, Sartre et Camus ont vécu entourés de femmes. « Aucune certitude ne vaut un cheveu de femme » a écrit l'auteur de La Peste, et dès les premières pages de La Nausée, Antoine Roquentin déclare: « Je voudrais qu'Anny soit là ». Mais comme chez Kafka, l'homme s'avère incapable de rendre cet amour. Entouré toute sa vie d'admiratrices de tous âges, Sartre contraignit sa compagne, Simone de Beauvoir, à supporter la concurrence d'« amours contingentes », Camus passa sa vie durant d'une conquête à l'autre et eût pu dire, à l'instar de Clamence, personnage principal de La Chute: « Je les aimais toutes, c'est-à-dire que je n'en ai aimé aucune ». Le même Clamence ne pense-t-il pas que le « grand amour » n'est possible qu'une fois ou deux par siècle?
Voici donc le héros existentialiste, froid de coeur et entouré d'un monde hostile, obligé de trouver seul un sens à sa vie. Comme l'écrit Sartre dans Les Mots : « Sans équipement, sans outillage, je me mis à l'oeuvre pour me sauver tout entier ». Chez Kafka, Josef K. cherche lui aussi dans Le Procès à se justifier envers et contre tous, et c'est également envers et contre tous que dans l'autre grand roman de Kafka K. s'efforce d'accéder au château. Tentatives toutes vouées à l'échec. Josef K. finira par être exécuté, K. ne pourra jamais entrer au château, le docteur Rieux constatant de son côté dans La Peste de Camus que « le bacille de la peste ne meurt et ne disparaîtra jamais ». Dans l'une des dernières interviews qu'il accorda, J.P.Sartre déclare en 1980 : « Nous ne sommes que des sous-hommes, c'est-à-dire des êtres qui ne sont pas parvenus à une fin qu'ils n'atteindront peut-être jamais d'ailleurs ». Et quand Alexandre Vialatte écrit à propos du Château qu'on a l'impression durant 500 pages « d'être engagés sur une pente savonneuse dont il s'agit d'atteindre le sommet bien que chaque pas nous ramène au point de départ », il est difficile de ne pas songer au Mythe de Sisyphe où, chez Camus, le fils d'Eole expie d'avoir voulu défier le destin en poussant devant lui un rocher qui ne cesse de retomber en arrière...
D'où l'idée communément répandue d'un Kafka précurseur de l'existentialisme, mais en retrait par rapport à celui-ci. La plupart des existentialistes, en effet, ont fini par associer à leur pessimisme individuel une action à caractère humanitaire et social. Le philosophe Louis Lavelle, dans une oeuvre au titre révélateur - L'Erreur du Narcisse - dépasse l'angoisse intellectuelle et réclame l'actualisation de valeurs que l'homme porte bel et bien en lui. A l'instar du docteur Rieux, Camus refuse d'admettre les fléaux et « s'efforce d'être un médecin ». Sartre lui-même, après avoir longtemps tourné le dos à son époque, multipliera les engagements (communisme, FLN, cause palestinienne, terrorisme ouest-allemand, Lutte ouvrière). Kafka, lui, ne s'engage pas, ne soulage pas, d'où sa réputation de maître de l'absurde et du noir absolu. Le philosophe hongrois Lukacs parle à son propos d'un « monde excluant tout espoir », le germaniste Claude David d'« un monde sans espérance où tout est joué d'avance ». Loin de partager ce point de vue, Alexandre Vialatte pense qu'on a fait de Kafka « une fleur de ballast, un légume de cimetière, un crabe d'égout ». Effectivement, si l'oeuvre de Kafka était aussi noire, Paul Claudel aurait-il pu un jour écrire dans Le Figaro que si Racine demeurait à ses yeux l'écrivain le plus grand, il « n'en tirait pas moins son chapeau » face à l'oeuvre de Franz Kafka?
UN DOUBLE MALENTENDU
Le héros existentialiste ne cesse de défier et de condamner un monde bourgeois hypocrite fait de lois et de conventions destinées à aliéner l'individu, à brider l'originalité, à museler l'individu. Armé d'une torche appelée liberté, il entend mettre le feu à ce monde et le précipiter à sa perte. Chez Camus, Caligula opte pour la cruauté, chez Sartre, Roquentin répand ses imprécations sur les « salauds » qui peuplent Bouville, la « belle cité bourgeoise » : « Comme je me sens loin d'eux, du haut de cette colline. Il me semble que j'appartiens à une autre espèce... Ils ont la preuve, cent fois par jour, que tout se fait par mécanisme, que le monde obéit à des lois fixes et immuables... Les imbéciles. Ca me répugne, de penser que je vais revoir leurs faces épaisses et rassurées... ». Puis il évoque les pires catastrophes et se réjouit de voir ce monde s'écrouler : « Alors j'éclaterai de rire... Je m'adosserai à un mur et je leur crierai au passage « Qu'avez-vous fait de votre science? Qu'avez-vous fait de votre humanisme? Où est votre dignité de roseau pensant? » ». Rien de tout cela chez Kafka. Si ses héros sont condamnables, le monde qui les entoure ne l'est pas et s'il leur paraît absurde, c'est parce que leur orgueil et leur prétention d'individus les empêche d'accepter la Loi venue et voulue d'En-Haut. « Cloporte » lui-même dans la mesure où le « champion du col en celluloïd » qu'il est s'avère incapable de vivre ce qu'il préconise, l'auteur du Procès ne cesse de se mettre en accusation. N'est-il pas K. et Josef K. à la fois, tous deux ancrés dans leur petite logique, forts de leur bonne conscience et persuadés de leurs droits, placés dans un monde d'humilité qu'ils ne peuvent ni ne veulent admettre? N'est-il pas lui-même aussi épris de son confort que Gregor Samsa, qui, dans La Métamorphose a horreur des têtes nouvelles, du bruit, du dérangement et se barricade dans sa chambre pour avoir la paix? N'est-il pas aussi « frileux » que les habitants de la Vieille chronique, terrorisés dès que des « barbares » apparaissent dans leur cité, êtres étranges qui bouleversent leurs habitudes, perturbent leur quotidien, mais ne leur font aucun mal? Il y a aussi ce fragment du journal de Kafka, intitulé Un commerçant, qui fait lui aussi figure de confession: « Ce que je ne peux pas, c'est supporter les soucis, gouverner les employés, parler avec les clients ».
Le message est clair : Pécheur dès le premier livre de la Bible, l'homme est soumis la Terre à une série d'épreuves destinées à éprouver sa foi. En grec, « barbaros » signifie « étranger », et le barbare est bel et bien chez Kafka ce qui est étranger à son entendement, rebelle à sa logique, non conforme à son bien-être et à ses habitudes. A lui d'accepter à l'instar des employés du Tribunal (Le Procès) et des villageois du Château ce qui lui paraît « barbare » en toute humilité. Mais malheur au « cloporte » qui cherche à réaliser à tout prix de vaines ambitions personnelles et se fie aux seuls errements de sa petite raison, car il tente par là de se soustraire à la Loi. La chose n'est pas simple, il faut en effet accepter le « scandale », condition expresse de la vraie foi comme l'avait déjà souligné Kierkegaard, l'un des écrivains préférés de Kafka. « Skandalon » signifie en grec « pierre d'achoppement » et c'est en effet une terrible épreuve que de devoir admettre que le fils d'un Dieu tout-puissant soit né dans une étable avant d'être un peu plus tard crucifié par une foule haineuse, ou encore d'accepter que ce Dieu puisse demander à Abraham d'immoler son propre fils! Le croyant est à chaque instant confronté au scandale, il lui faut s'incliner. Comme l'écrit Aliette Abécassis dans Et te voici promise à l'homme (2011), le judaïsme suppose « une remise en cause permanente ».
Le monde « barbare » n'est donc en fait chez Kafka, comme l'a dit Alexandre Vialatte, qu'« un monde différent soumis à des lois inattendues contre lesquelles on se débat en vain de toute sa logique quotidienne... Epreuve que la foi doit éternellement surmonter ». A partir de là, le mot « liberté » prend chez l'auteur du Procès un sens diamétralement opposé à celui qu'il revêt chez les existentialistes. Pour ces derniers, la liberté est une arme essentielle permettant à l'individu de trouver sa voie (ou du moins, de tenter de le faire) dans un monde figé dépourvu de valeurs. Chez Kafka, elle est un danger dans la mesure où elle pousse l'homme à s'affirmer au mépris de la Loi, à vouloir imposer sa volonté dans un monde où il devrait se soumettre. Dans Le Procès, Josef K. affirme au début qu'il veut « toujours être libre », ce qui lui vaut d'être immédiatement qualifié de « coupable » par ceux qui sont venus l'arrêter. A la fin du roman, peu avant d'être exécuté, il se fait ainsi chapitrer par un ecclésiastique: « Etre lié à la Loi vaut incomparablement beaucoup plus que de parcourir le monde armé de sa liberté ». De son côté, K. doit s'avouer au terme de ses vaines tentatives pour accéder au château « qu'il n'y a rien de plus absurde, rien de plus désespéré que cette liberté, ce sentiment d'invulnérabilité ».
CONCLUSION
Convenons-en, l'oeuvre de Franz Kafka est bel et bien marquée au coin du désespoir. L'homme s'est éloigné de la Loi et semble bien ne plus pouvoir la retrouver. Jeune, l'auteur du Procès avait lu Nietzsche - dont il aimait s'entretenir des heures durant avec son tout premier flirt -, il partagea très tôt l'angoisse qu'exprime le philosophe dans Volonté de puissance: « Nous sommes en train de perdre le point d'appui qui nous permettait de vivre. Nous ignorons où diriger nos pas ». Un peu moins d'un siècle plus tard, Simone de Beauvoir définira au mieux le désespoir kafkaïen: « Kafka nous parlait de nous: il découvrait nos problèmes en face d'un monde sans Dieu où pourtant notre salut se jouait. Aucun père n'avait pu nous incarner la Loi, elle n'en était pas moins inscrite en nous, inflexible; elle ne se laissait pas déchiffrer à la lumière de la raison universelle; elle était si singulière, si secrète, que nous ne parvenions pas à l'épeler, tout en sachant que si nous ne la suivions pas, nous étions perdus ». Fausse est l'interprétation si souvent proposée de La Colonie pénitentiaire, nouvelle qui n'est en rien une vue anticipée des camps de concentration nazis. Les pointes qui s'enfoncent dans la chair des malheureux tracent des caractères porteurs d'un message. A la fin du supplice, étonnamment, le visage du condamné rayonne une dernière fois, l'homme ayant fini par saisir le message porteur de la Loi. Le message est clair : Dieu est plus que jamais présent, mais l'être humain s'est tellement éloigné de lui qu'il ne peut désormais renouer le contact avec sa Loi qu'au prix de terribles souffrances. Comme chez Kierkegaard, foi et désespoir sont liés.
Mais l'oeuvre de Kafka n'est pas absurde pour autant. Dans des textes aussi importants que Devant la Loi, Une vieille chronique ou encore - on vient de le voir - La Colonie pénitentiaire, Dieu se manifeste, qu'il soit lueur, empereur ou message écrit. Chaque fois, c'est dans le désespoir ou dans la mort que l'homme constate qu'il ne peut plus accéder à une Loi divine dont il est devenu indigne, mais à laquelle, néanmoins, il aspire. Pour désespérée qu'elle soit, cette quête n'a rien d'absurde. Comme l'écrit le critique catholique Jean Onimus dans un petit ouvrage consacré à Albert Camus : « L'angoisse des héros de Kafka vient de ce qu'ils sont en proie à l'espérance ».
Aujourd'hui, en une époque où beaucoup attendent plus des autres que d'eux-mêmes et se refusent à voir en eux-mêmes la cause de leurs propres malheurs, Kafka semble être d'une autre planète. Dans son oeuvre, les terribles exigences qu'impose une loi d'airain à un individu pleinement responsable de lui-même paraissent relever d'un monde impitoyable qui se doit d'être dépassé. Possible, mais il y a seulement sept décennies, une jeune juive prénommée Ottla, la soeur de Franz Kafka, choisissait de divorcer d'un mari aryen afin de pouvoir être déportée par les nazis en même temps que son peuple. Elle aurait pu, « cloporte » au sens kafkaïen du terme, attendre la fin de la guerre en toute quiétude, elle préféra partager le destin « barbare » des siens, épreuve imposée aux Juifs par la volonté divine. Attitude dépassée? Possible, mais qui oserait, face à pareil choix, sourire ou hausser les épaules?
Bien d'autres interprétations de Kafka sont possibles, elles sont d'ailleurs fort nombreuses et tout aussi justifiables que celle qui vient d'être présentée. Aussi me contenterai-je de reprendre à mon compte les termes qu'emploie Jean-Paul Sartre dans Situations à propos de L'Etranger de Camus: « Est-ce tout à fait ce que voulait l'auteur? Je ne sais, c'est l'opinion du lecteur que je donne ».