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OU VA LA CHINE ?

 

 

conférence de Jean-Pierre BOMPIED

conseiller aux Relations Internationales de l’Université d’Auvergne.

 

Où va la Chine ?

 

La question désormais s’impose. Presque chaque jour l’actualité médiatique ramène notre attention vers ce pays hors normes, et d’abord par sa masse humaine – un cinquième de la population mondiale. Et puis surtout par un taux de croissance économique qui commence à nous paraître redoutable.

« La Chine m’inquiète », écrivait déjà Pascal.

A quoi faisait écho le 26 avril 2005 le titre en une du quotidien Le Monde : « L’émergence de la Chine inquiète le monde et L’Europe. »

Quant à la chaîne culturelle Arte, elle consacrait récemment une soirée thématique au sujet sous le titre provocateur : « Pourquoi la Chine va gagner ».

 

Posons une question préalable : d’où vient la Chine ?

De très loin, comme chacun sait : une civilisation plurimillénaire, caractérisée par une exceptionnelle continuité dans la transmission culturelle, ce dont témoigne la persistance de son écriture idéographique ; sur le plan politique, une tradition étatique de quelque 23 siècles.

 

Or, précisément, il y a moins d’un siècle, en 1911, la dernière dynastie chinoise s’écroulait : l’Etat se disloquait, le chaos s’installait, partout surgissaient des potentats locaux dits seigneurs de la guerre. Cet effondrement de l’empire résultait de son incapacité à maîtriser la situation géopolitique nouvelle qu’avait créée en Extrême Orient l’ouverture en force effectuée par les puissances européennes depuis le milieu du 19° siècle. A quoi s’ajoutaient les ambitions territoriales manifestes du Japon qui à une vitesse étonnante s’était modernisé au point d’infliger une sévère défaite militaire à la Russie en 1905.

 

En ce début du siècle dernier tout un pan de la tradition chinoise disparaît, laissant le pays dans une situation dramatique. Matériellement la population chinoise se trouve exposée à toutes les insécurités, à toutes les violences de la nature ou des hommes : famines, épidémies, règne de la force. Moralement l’humiliation est extrême. Car ce qui s’écroule, c’est un Etat qui s’est toujours cru non seulement au centre du monde – Empire du Milieu – mais détenteur unique de la civilisation, reléguant ainsi tous les autres pays dans une périphérie douteuse, un statut culturel inférieur. Et, de fait, jusqu’au 15° siècle la civilisation chinoise devançait largement la civilisation européenne.

 

Rien d’étonnant dès lors à ce que tout au long du 20° siècle la Chine recherche fiévreusement sa voie propre, soit en quête d’un modèle politique pour entrer dans la modernité.

 

Ce modèle politique, la Chine semble dès les années 20 l’avoir trouvé dans une république qui entreprend d’abord de réunifier le pays. C’est un régime autoritaire, appuyé sur un parti dit parti de la nation – kuomintang – et que vient soutenir le capitalisme chinois naissant. En même temps que ce capitalisme chinois est apparu un prolétariat urbain – encore très limité numériquement – que tentent de mobiliser les quelques intellectuels qui ont fondé en 1921 le parti communiste chinois. Ce petit parti communiste s’unit au gouvernement dans son entreprise de restauration de l’unité nationale, jusqu’à ce qu’en 1927 à Shanghai ce dernier décide brusquement de l’écraser – relire La condition humaine de Malraux. Les communistes survivants des massacres se réfugient au fin fond des campagnes chinoises où les armées du kuomintang les pourchassent. La longue marche – avant de devenir l’épopée fabriquée plus tard par la propagande communiste - est d’abord une longue fuite.

 

Dans les années 30 le gouvernement nationaliste semble avoir de bonnes cartes en mains, d’autant qu’il a l’appui des Etats-Unis ; mais l’agression du Japon vient tout remettre en cause. Cette agression prend d’abord la forme d’empiètements territoriaux en Mandchourie bientôt transformée en protectorat – appelé Mandchougouo -  puis c’est la guerre de 1937 à 1945. Guerre d’une violence extrême – le contentieux entre les deux pays n’est pas toujours pas réglé – au cours de laquelle le pouvoir en place va progressivement perdre sa légitimité. Non seulement il ne fait pas les réformes sociales promises, en particulier dans les campagnes où il laisse les plus riches pressurer la masse des pauvres, mais surtout il ne s’oppose que mollement à l’invasion japonaise, comme s’il réservait ses forces pour plus tard. Les communistes, au contraire, qui ont poussé à la formation d’un gouvernement d’union nationale, se lancent dans une résistance acharnée et captent à leur profit le sursaut patriotique du peuple chinois. Dans l’épreuve ils se forgent un appareil politico militaire particulièrement efficace, sous une direction collégiale que domine un leader charismatique.

 

Après 1945, quand le Japon capitule, il faudra quelque quatre ans de guerre civile pour voir les communistes l’emporter et chasser le gouvernement nationaliste et son armée qui se réfugient dans l’île de Taïwan. A l’inverse de ce qui s’était passé en Russie, la révolution chinoise est partie des campagnes et a conquis les villes une à une, généralement sans assaut, par asphyxie progressive.

 

Le 1° octobre 1949 à Pékin, place Tian an men, le président Mao proclame la République Populaire de Chine. Il déclare significativement que la Chine est désormais debout, c’est-à-dire qu’un siècle d’humiliation nationale s’achève.

Dans le reste du monde, et particulièrement en Occident, la surprise est considérable. La surprise et souvent l’inquiétude, car la guerre froide commence, et sur les cartes du monde une immense tâche rouge s’étend d’Europe centrale jusqu’en extrême Asie. Et cette nouvelle Chine socialiste montre sa détermination dès 1950 en affrontant directement l’armée américaine en Corée.

 

Mais la grande tâche à quoi s’attelle le nouveau pouvoir, c’est la reconstruction et modernisation de la société chinoise qu’elle met en œuvre selon le modèle soviétique : planification de l’économie, collectivisation de l’agriculture et création d’une industrie lourde – non sans utiliser les infrastructures industrielles mises en place en Mandchourie par les japonais. Mais désormais ce sont les techniciens russes qui par milliers collaborent à la construction du socialisme chinois.

Le capitalisme chinois n’a plus de place dans cette forme de société ; aussi bien s’exile-t-il largement en direction de Taïwan, de Hongkong et du sud est asiatique. Une autre catégorie sociale, au départ favorable par patriotisme au nouveau régime, se trouve bientôt dans son collimateur : les intellectuels soumis à une idéologie de fer et stigmatisés comme droitiers dès qu’ils en dévient tant soit peu.

 

Pourtant la voie socialiste dans laquelle s’est engagée la nouvelle Chine n’a rien de simple et de linéaire ; elle va au contraire connaître des embardées, des tournants, des revirements qui à l’étranger provoqueront autant de surprises.

 

La première de ces surprises, et elle est de taille, intervient dans la première décennie du nouveau régime : c’est la rupture avec l’Union soviétique qui en 1960 rapatrie brusquement tous ses techniciens.

De l’extérieur, on comprend mal pourquoi deux Etats qui se réclament de la même idéologie – le marxisme-léninisme - et désignent le même adversaire – le capitalisme international dominé par les Etats-Unis – laissent s’envenimer à ce point leurs relations, jusqu’à la menace de guerre.

 

La seconde grande surprise que réserve la Chine populaire dans sa seconde décennie est presque plus forte que le conflit avec l’URSS : lorsqu’en 1966 le leader charismatique lance la jeunesse chinoise contre le parti communiste. C’est le commencement de la grande révolution culturelle prolétarienne. Du jamais vu en pays socialiste : révolution dans la révolution. La mise en scène des évènements provoque à l’étranger un étonnement considérable et parfois de la fascination. Apparaît alors en Occident et aussi dans le Tiers-monde un nouveau courant idéologique : le maoïsme où certains intellectuels pensent découvrir une sorte de cure de jouvence pour un marxisme qui donne dans ses versions officielles des signes de sclérose. En France le quotidien Libération naîtra de cette mouvance idéologique.

 

Troisième série de surprises dans les années 70. En 1976 disparaît la vieille garde du parti communiste chinois : le président Mao, son éternel second, le premier ministre Zhu et le fondateur de l’armée rouge en Chine. Peu après la disparition du Grand timonier arrestation de sa veuve et de trois dirigeants promus pendant la révolution culturelle. En 1978 revient au premier plan un vieux communiste, Deng, réputé pour son pragmatisme et qui s’était toujours opposé aux initiatives doctrinaires de Mao ; d’où sa mise au placard – à la campagne – pendant les années où l’idéologie commandait tout. Deng amorce alors, sous le nom des quatre modernisations, une politique économique complètement nouvelle, de libéralisation et d’ouverture. Cette politique est menée très progressivement, à la chinoise, et entièrement contrôlée par le parti. La condamnation de la bande des quatre permet d’entreprendre une démaoisation du régime sans s’en prendre jamais à la personne du fondateur de la Chine socialiste. Deux catégories sociales, naguère brimées, refont surface : les commerçants et les intellectuels. A la campagne on décollectivise.

Dès lors, dans les années 80, la Chine se remet au travail, des commerces et entreprises privées apparaissent, un renouveau anime la culture – complètement assujettie à l’idéologie pendant la période maoïste -, particulièrement dans le domaine littéraire et cinématographique. Un vent de liberté souffle sur la société chinoise, jusqu’à faire surgir au printemps 89, place Tian an men, une contestation étudiante qui réclame une 5° modernisation : la démocratie.

Après quelque hésitation le pouvoir confie à l’armée la tâche de dégager la place. Un millier de morts. Deng déclarera qu’à l’échelle du pays et face aux enjeux de sa politique c’est négligeable.

 

La dernière grande surprise dans les années 90 que réserve la Chine socialiste, c’est qu’à la suite de cette réaction brutale le pouvoir ne revient pas sur sa politique économique d’ouverture mais au contraire la relance. La stratégie adoptée est exactement l’inverse de celle de Gorbatchev en Russie : le système politique est verrouillé, le moteur économique débridé.

Enrichissez-vous, mais ne vous mêlez  pas de politique.

Il va en résulter une croissance économique impressionnante, dans laquelle s’engage la diaspora chinoise, en particulier celle qui a conquis des positions de force dans le sud est asiatique. Même les capitaux de Taïwan sont au rendez-vous – Taïwan, qui depuis 1949 a construit avec ses quelque vingt millions d’habitants une économie particulièrement dynamique et qui prend la voie de la démocratie, destituant le guomintang de sa position hégémonique. Bref, au cours des années 90, tout dans l’environnement régional et international contribue à faire de la Chine  une économie puissamment émergente. La Chine, atelier du monde, se profile.

 

A présent on ne sait plus comment qualifier le régime de Chine populaire. Il n’est plus totalitaire mais reste autoritaire. Il envoie à l’étranger des dizaines de milliers d’étudiants et de touristes, et bientôt davantage. Le pays comptait en 2004 94 millions d’internautes. En même temps, ce régime autorise des formes d’exploitation du travail impensables en Occident. Son efficacité repose sur un accord tacite entre le pouvoir toujours monopolisé par le parti communiste et un capitalisme chinois renaissant. Il s’appelle lui-même d’une expression qui pour nous tient de l’oxymore : socialisme de marché.

 

Quant à la politique effective que mènent les successeurs de Deng, elle est intraitable sur les questions de souveraineté nationale, comme en témoignent l’avertissement au gouvernement de Taïwan – une déclaration d’indépendance de l’île serait considérée comme un casus belli - , les mesures prises au Tibet et au Turkestan chinois, ainsi que l’action de la marine chinoise dans les îles du sud est asiatique.

 

Si on prend une vue d’ensemble du chemin parcouru par la Chine Populaire depuis sa fondation en 1949, on doit y reconnaître deux grandes étapes, de durée comparable, que sépare la disparition du Président Mao : mort physique en 1976, mort politique en 1978. Le contraste entre les deux périodes est saisissant, et d’abord dans l’apparence : d’une Chine stalinienne, monumentale et lugubre à une Chine rutilante, hypermoderniste, explosant d’ambitions. Comme si le corps social avait changé de ressort, passant du tout idéologique au tout commercial. De fait, à l’intérieur de la période maoïste, deux logiques opposées étaient à l’œuvre : une logique de construction, et d’abord économique, répondant aux attentes naturelles d’une population qui avait traversé tant d’épreuves épouvantables et une logique de mobilisation idéologique commandée par des jeux de pouvoir – dans lesquels le président Mao était passé maître. D’où l’allure chaotique ou plutôt alternée de la politique alors menée : tantôt on se collette avec la réalité, on travaille – et les qualités traditionnelles du peuple chinois réapparaissent – tantôt le discours idéologique reprend possession de l’espace social, se déployant dans l’utopie : il s’agit de forger un homme nouveau, d’écrire un nouveau chapitre sur la page blanche de l’histoire. Mais derrière la grande scène bruyante et toujours sanglante des campagnes de masse, le pouvoir change de mains au sommet du parti.

 

Après la mort de Mao la composante utopique de l’idéologie disparaît. Il ne reste plus que le calcul politique et économique, le pragmatisme froid qu’a incarné Deng, le petit timonier. L’idéologie n’a plus qu’une fonction défensive : elle s’efforce d’empêcher que se forme en face du parti communiste une force politique contestataire. Y a-t-elle réussi ? Une dissidence chinoise – malgré les dizaines de milliers d’intellectuels chinois vivant hors de Chine – n’a pas vraiment pris corps. Par contre, un ample mouvement populaire à vague contenu religieux – le falungong – a déclenché une violente réaction répressive du pouvoir. 

 

Revenons à notre question initiale : où va la Chine ?

Une première observation : où que la Chine aille, elle y va vite.

Si avec C. Lévi-Strauss nous distinguons sociétés froides et sociétés chaudes – sociétés froides : celles dont toutes les institutions tendent à ralentir l’inévitable changement qu’implique le remplacement des hommes ; sociétés chaudes : celles au contraire où le changement, le renouvellement, l’innovation sont pris pour normes – la Chine est une société en surchauffe : immense chantier, où en quelques années on ne reconnaît plus les endroits qu’on avait fréquentés. Partout se dressent des villes nouvelles, tournées vers l’avenir, en comparaison desquelles les nôtres paraissent paisiblement assoupies dans leur passé.

 

Oui, une immense énergie collective anime et agite la Chine actuelle.

Alors que pourra donner une telle énergie dans le contexte mondial et mondialisé où nous vivons désormais ?

Le scénario pessimiste est qu’une telle puissance retrouvée ne peut déboucher que sur un affrontement de la Chine avec le monde occidental au sens large, et d’abord avec les Etats-Unis. C’est la thèse d’un politologue américain connue sous le nom de choc des civilisations.

A cette vision belliqueuse de l’avenir on peut faire l’objection suivante : la Chine devient l’atelier du monde. Mais un atelier a besoin de clients. Fait-on la guerre à ses clients ?

D’autre part, en considérant les choses de l’intérieur, il est manifeste que le peuple chinois est occupé à son développement économique. Et vraisemblablement occupé de façon durable. Car si le pouvoir communiste a libéré cette énorme pulsion collective d’enrichissement et de consommation, il devra en gérer toutes les conséquences, sociales, politiques, économiques, démographiques, écologiques. Il y a à présent, pour simplifier, deux Chine : à l’est, une Chine urbaine, moderne, intégrée à la mondialisation – avec pour phare Shanghai ; à l’ouest une Chine agricole, retardataire. La première attire et aspire la seconde : la périphérie des villes grossit démesurément, on considère qu’il y a quelque cent millions de population flottante. Assurer dans ces conditions le développement économique avec le minimum de drames sociaux n’est pas une mince affaire. Et beaucoup d’observateurs estiment qu’un grand accident politique en Chine serait beaucoup plus inquiétant que la poursuite de son développement.

 

Les historiens considèrent qu’en 1820 la Chine impériale représentait quelque 30 % de l’économie mondiale. Un pays géant, mais largement autarcique et surtout dont l’armature politique s’est avérée vermoulue et incapable de réagir efficacement au défi que lui a imposé la mondialisation conquérante initiée par l’Occident industriel. Marx ne s’y trompe pas : aucune frontière, répète-t-il, ne peut arrêter l’expansion capitaliste.

Deng avait donné 50 ans au régime socialiste pour remettre la Chine au premier rang, ce qui porte l’échéance vers 2030. Les Chinois sont donc à mi-parcours. En vingt ans ils avaient déjà multiplié leurs exportations par 45. Ils mènent à l’échelle mondiale une politique conquérante, en particulier pour assurer leurs ressources en matières premières.

Voilà le partenaire- adversaire que les pays européens trouvent en face d’eux. Incontournable, comme on dit. A cet égard, les mentalités, en France en particulier, ne semblent pas à la hauteur du processus historique en cours. Il reste beaucoup d’exotisme dans la vision que nous avons de la Chine.

 

 

Terminons ce trop rapide survol de l’histoire de la Chine moderne en observant un instant  le regard occidental porté au 20° siècle sur le monde chinois.

En guise d’accompagnement littéraire, voici les jalons que je proposerais. Pour évoquer le crépuscule de l’empire chinois, le livre de Ségalen : René Leys. Etrange roman, sous forme de journal tenu durant l’année 1911 en plein Pékin ; récit indirect, puisque le narrateur rapporte les confidences d’un jeune européen qui dit s’aventurer dans la Cité Interdite pour des missions mystérieuses au service du dernier héritier de la dynastie Qing..

 

Pour les années 30, ces années terribles en Chine où tout se défait mais aussi se prépare : le regard du poète-voyageur qu’était Michaux. Un barbare en Asie relate cette expérience. C’est le peuple chinois qui fascine Michaux, les visages, les gestes quotidiens. Son regard  est cependant celui d’un esthète, préparé, imprégné de culture chinoise. Et dans la postface qu’il  ajoute à son récit en 1967, l’auteur note : « Il date, ce livre ». Reconnaissant honnêtement : « L’Asie continue son mouvement…Elle se remanie, elle s’est remaniée, comme on ne l’aurait pas cru, comme je ne l’avais pas deviné. »

 

Troisième voix : celle de Sartre commentant en 1954 les photos prises en Chine par Cartier-Bresson. Titre significatif : « D’une Chine à l’autre » ( Situations 5 ). Cartier-Bresson a fixé en particulier l’entrée sans combat des troupes communistes à Shanghai, le face à face étonné des soldats rustiques et des habitants de la métropole chinoise. Comme toujours, ce que Sartre cherche dans ces documents, c’est l’universel humain ; et il ne cache pas sa sympathie pour la grande expérimentation politique que la Chine entreprend alors.

 

Après, quand s’installe effectivement la nouvelle société chinoise sous le nom de République Populaire, je ne vois plus de texte littéraire qui en Occident soit à la mesure des évènements. Les récits de voyages, genre florissant dans les années 60 et surtout 70, ont terriblement vieilli. Pas de nouveau Gide, pas de Retour de la Chine comparable à son Retour de l’URSS des années 30. Excepté un sinologue qui en 1971 démystifie brutalement les illusions maoïstes : Pierre Ryckmans, sous le pseudonyme de Simon Leys, dans Les habits neufs du Président Mao.

Mais le premier grand texte sur le régime maoïste surgit de Chine même. C’est un document émanant d’un franco-chinois, Jean Pasqualini, libéré des prisons chinoises ( par grâce spéciale à la suite de la visite du président Pompidou ). Pasqualini n’est pas Soljenitsyne. Francophone de culture chinoise, il ne découvre qu’adulte – et usé par les années de détention - la patrie de son père, et doit se faire aider pour relater son expérience. Son témoignage (Prisonnier de Mao, 1975 ) est néanmoins capital par l’analyse qu’il apporte du dispositif maoïste, système° de pensée et pratiques pénitentiaires. On ne peut en prendre connaissance sans penser à l’examen du totalitarisme stalinien que constitue L’aveu d’Arthur London.

 

A partir des années 80, la littérature chinoise – que le maoïsme avait réduite au silence – renaît de ses cendres et désormais traite directement des épreuves traversées par la nouvelle Chine. Preuve, s’il en est besoin, que ce pays en a fini avec le totalitarisme. Mais, ce qui semble menacer le plus cette littérature en plein essor, souvent de grand intérêt, ce sont les effets de mode.

 

 

Quant à la sinologie française – pionnière en Europe au 19° siècle, forte d’une solide tradition universitaire notamment avec Marcel Granet – elle retrouve également une belle vitalité dans les années 80. Dans le domaine de l’histoire politique et de la pensée chinoise les études sont nombreuses et suggestives. Je ne citerai que l’ouvrage récent d’un outsider : Pratique de la Chine  parce qu’il émane d’un polytechnicien français d’origine chinoise, André Chieng, qui depuis 25 ans joue un rôle central dans les relations commerciales entre les deux pays. Il sait de quoi il parle.

 

Terminons cette évocation cavalière par une phrase extraite d’une lettre écrite par Saint John Perse ( diplomate en Chine de 1916 à 1921 ):

« Il m’a suffi un jour dans la campagne chinoise de voir avec quelle placidité familière et quel manque de surprise un paysan s’arrêtait un instant à regarder le premier avion apparu dans le ciel chinois comme un cerf-volant de plus pour comprendre combien ce peuple de très grand âge et de très grande plasticité serait prompt à s’adapter à toutes les formes d’un syncrétisme moderne aussi bien technique ou scientifique que social dont il ignore lui-même les composantes. » 1917

On ne peut être qu’admiratif devant l’acuité d’un tel regard qui transperce les apparences. Mais pour quelques lignes d’un poète en effet inspiré combien de livres sur la Chine devenus inutiles.

 

Convenons pour conclure que toute interrogation à propos de la Chine peut et doit sans doute inciter à une réflexion critique sur notre rapport à ce pays singulier. Car la Chine, depuis que nous disposons d’informations sur elle, en gros depuis le 17° siècle, par le truchement des missionnaires européens, a mis en branle tout un imaginaire dont la puissance de conviction ne semble nullement épuisée. Observé sur la durée, cet imaginaire paraît très ambivalent, et se traduit dans les opinions occidentales par une alternance de fascination et de répulsion. Les jugements sont tranchés : ou bien la Chine est un modèle ( de sage gouvernance – Voltaire –, de pureté révolutionnaire – ne nommons personne –, de réalisation intégrale de soi – pour les adeptes des techniques du souffle) ou bien c’est une menace ( péril jaune ) et même un repoussoir ( sinistre tyrannie ethnocidaire),. En tout cas il est bien difficile, face à un tel pays, de rester froidement objectif. La vraie difficulté vient, je crois, de ce que les réalités chinoises, aussi bien naturelles et matérielles ( la géographie ) que culturelles et mentales ( l’histoire ) ne rentrent pas dans nos cadres de pensée et de mesure européens. Un effort particulier est donc exigé pour prendre en compte, sur tous ces plans, l’écart, la différence que représente le monde chinois. Interroger la Chine, c’est aussi nous remettre en question.

 

 

Conférence prononcée le 31 janvier 2007

 

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