RCHIVES


Chroniques impertinentes d'un médecin passionné

par le Professeur Jean BELIN, membre de l'Association

Le 28 mars 2007, le professeur Jean Belin nous a présenté son expérience de médecin et d'enseignant, selon ses « Chroniques » publiées récemment. Voici la teneur de son propos.


     Tout d'abord ce travail ne veut pas être une autobiographie. Il s'agit en effet de raconter un profil vécu par beaucoup de jeunes de sa génération, de la pré-adolescence jusqu'à la réalisation d'une carrière professionnelle. Le lecteur en est averti dès l'avant-propos par la citation de Pascal :

« le moi est haïssable »

mais il faut un fil conducteur qui permette de s'y retrouver, et la vérité des événements n'est vraiment rapportée que par ceux qui les ont vécus, y ont participé, les ont parfois guidés. Le seul but est donc, en rapportant des expériences vécues, de distraire le lecteur, de sortir de l'ombre certaines réalités, et de garder pour les successeurs des souvenirs que la mémoire risque de perdre, pire de déformer. Et peut-être faire réfléchir? Encore que, selon Céline, l'expérience est une lanterne qui n'éclaire que celui qui la porte!


     Ce travail se situe dans une continuité.


     Un premier livre de réflexions - Combat pour la vie. L'Hôtel-Dieu de Clermont-Ferrand- souhaitait garder la mémoire des médecins des Hôpitaux de Clermont, et des hôpitaux eux-mêmes : ces maîtres qui en avaient, par leurs bons soins, fait le développement et la réputation, puis ceux qui avaient transmis métier, connaissances et bons réflexes, mais surtout l'éthique. La première partie (Une histoire) raconte de 1656 à nos jours l'évolution des lieux, avec la participation de Bernard Belaigues pour la période péri-révolutionnaire et l'expérience des 50 années vécues in situ par notre conférencier passant de l'Hôpital encore moyenâgeux au Centre Hospitalier Universitaire moderne, préparant au nouvel Hôpital D'Estaing. La deuxième partie - Des hommes - en fait des portraits authentiques, voire impertinents montrant les difficultés et aussi le pittoresque de l'exercice pratique.


     Après celle des soins, l'histoire de l'enseignement de la médecine à Clermont, avec des comparaisons parisiennes et montpelliéraines, facultés de référence dès le XIIIe siècle, complète naturellement ce volume. Enseignement et soins s'intriquent intellectuellement et physiquement, dispensés dans l'Hôtel-Dieu pendant plus de 150 ans (1802-1954). D'où en juillet 2001, L'alphabet des carabins préfacé par Christian Cabrol et dédié à « mes maîtres les malades ». Car ils participent à la constitution pratique des connaissances médicales. Distillés par ordre alphabétique, des mots clefs ouvrent sur des histoires parfois dramatiques, le plus souvent amusantes, surprenantes voire truculentes. Déjà dans les deux volumes perçaient impertinence et non-conformisme, mais aussi amour de ce double métier artisanal : soigner et enseigner, cette deuxième activité ayant au départ été totalement récusée, puis tellement appréciée.


     Les Chroniques impertinentes abordent donc un troisième volet : exposer les problèmes rencontrés par les jeunes d'autrefois, qui subirent la guerre et ses difficultés, pour survivre, subsister, étudier. Et faire quelques mises au point, en espérant rallumer chez les Anciens des souvenirs heureux (telle l'arrivée des sulfamides), mais surtout apporter aux jeunes un encouragement à s'accrocher, espérer, « en vouloir » (titre d'un chapitre). Le fil conducteur - un dialogue entre les grands-pères par rubans d'ADN hérités d'eux - souligne sa conviction en l'importance des connaissances chromosomiques et génétiques, il y a soixante ans.


     Deuxième guide, l'enseignement donné à l'écolier en ce temps oublié, son évolution, le bon, le moins bon, les ratés, les comportements, les coups tordus. Avec notre vieux Blaise, irremplaçable, et un hommage aux instituteurs, levains de cerveaux et à ceux qui enseignent.


     Dès l'entrée dans ces impertinences, c'est-à-dire, en son « vieux Blaise », le docteur Jean Belin rappelle la conférence, il y a un an, du professeur Raymond Guillaneuf sur le mal être de la jeunesse, pour souligner combien les potaches de sa génération y ont été heureux ! Certains au moins. On n'y entrait pas cependant comme dans un moulin: le premier des nombreux examens et concours du futur étudiant était l'entrée en 6ème, avec un exercice assez difficile: la contraction de texte. La petite fille aux allumettes, conte d'Andersen, lui ouvrit la porte du « Petit Blaise ».


     Fin de 6ème se posa la question du Certificat d'Etudes Primaires. Celui-ci se passant normalement à 12 ans, et l'entrée en 6ème étant à 11 ans, beaucoup de lycéens l'omettaient. Mais pour des parents instituteurs, il était impensable de ne pas avoir « le certif ». Ainsi que lui déclara son père: « tu auras toujours ce diplôme »; sous-entendu si tu n'arrives pas à en avoir d'autres: assurer les arrières n'empêche pas d'avancer. « Le certif » prouvait un minimum de connaissances et d'instruction, ouvrait la porte à de nombreux métiers. Il assurait: la lecture courante, l'écriture avec connaissance de l'orthographe et de la grammaire, le calcul (y compris mental!), un minimum de notions d'histoire de France, de géographie et de leçons « de choses ». Cinq fautes à la dictée étaient éliminatoires, un accent mal orienté ou une erreur de ponctuation comptant pour une demie-faute. Certains « intellectuels » actuels ne franchiraient peut-être pas facilement ce barrage! Par contre ses titulaires, outre la maîtrise de l'orthographe, rédigeaient correctement, voire avec élégance, des lettres de demandes, de remerciements, de nouvelles, même dans des milieux très modestes. Rien à voir avec les brouillons actuels! De même pour le calcul mental, exercice courant. Rien à voir avec les fautes d'orthographe affolantes de nos étudiants; ce manque de rigueur, d'exactitude, retentit dans leurs activités ultérieures, y compris scientifiques.


     En fin de 5ème, un tournant important: le choix entre l'apprentissage d'une seconde langue dite morte (le grec), ou vivante (et c'était l'italien mais ni l'allemand ni l'espagnol). Enthousiasmé par la présentation du grec par le professeur de lettres, Jean Belin « fit du grec ». Voeu exaucé après une rencontre de ses parents avec le professeur, jeune, dynamique et convaincant, excellent psychologue et qui aurait fait un bon thérapeute. Les conditions furent merveilleuses: dix hellénisants de trop, après constitution d'une classe complète eurent donc un professeur pour eux seuls, en grec. M. Piron, rond de corps et d'esprit, satirique et comédien, comme son homonyme du XVIIIème siècle, savait les passionner, mimant les personnages, montrant les nuances de la présence ou de l'absence des esprits (doux ou rudes, bien sûr!), apprenant à « décortiquer » un texte, à chercher le sens profond. Il entraîna un goût nettement dominant pour le grec par rapport au latin. Outre la reconnaissance étymologique par la suite, et notamment en médecine, l'effort de mémorisation de cette langue, des déclinaisons, des récitations s'ajoutait à celui réalisé dans les autres disciplines. Cette gymnastique constituait une excellente base d'accommodation des connaissances. Elle constituait l'intelligence de fond, celle qui permet des associations de pensées, des discussions, des raisonnements, contrairement au dénigrement d'après 1968 : on ne rencontre guère de mémoire « intelligente », sauf supportée par des personnes elles-mêmes très intelligentes ayant une mémoire bête!


     Pendant cette période de guerre (1940-1944) l'enseignement se pratiquait à mi-temps, à l'anglaise, mais c'était alors pour enseigner à tous les jeunes réfugiés dans notre ville, aux effectifs doublés. Restait une demie journée d'activités personnelles : sports, lectures, ou autres occupations forcément limitées par les circonstances: pas de cinéma, couvre-feu à 21H. Il restait les bibliothèques, personnelles ou BMIU. Ces jeunes étaient « accros » de connaissances, en toutes disciplines. Certains avaient une dominante, d'autres non. Pour apprendre, il faut savoir fouiller les textes, mais on connaissait l'existence, et l'utilisation (pour la prévention des MST) du préservatif, ce qui étonne au regard de nos spots télévisuels donnant instructions et pratiques.


     Avalé le bac, sans le « cinéma » des médias actuels, on poursuivait des études supérieures ou entrait dans la vie active. Nombre de fils d'enseignants, dont Jean Belin, voulaient depuis longtemps devenir médecins mais curieusement, avaient rejeté l'idée même d'enseigner.





LES ETUDES DE MEDECINE


     La première année, le PCB (Physique, Chimie, Biologie), s'effectuait en fac. des Sciences. Le cours était commun aux scientifiques orientés vers la carrière professorale, les médecins étant dispensés de la géologie, avec dominante numérique médicale: 150 contre 10. Cette année en fac des Sciences, où Strasbourg et Clermont étaient réunies, fut merveilleuse, avec sa plongée dans tous les domaines de la biologie, la prise de conscience de la globalité de la vie dans l'univers, et de la place de l'homme dans la vie terrestre. Il est regrettable que cette transition ait disparu, car ouverte aux nouvelles connaissances, elle éviterait peut-être, en remettant l'homme en sa situation, que certains ne se considèrent trop comme des savants! C'est d'ailleurs vers une sorte de tronc commun à tous les futurs professionnels de la santé que l'actuel ministère s'oriente, pour assurer cohésion et compréhension entre eux. Bref, le futur médecin enthousiasmé poursuivit des études de Sciences biologiques jusqu'à la licence, qui entrouvrait la porte d'une Thèse d'Etat. Acceptée avec quelques difficultés par le professeur de la Faculté des Sciences, elle se termina assez rapidement, disons en queue de poisson, s'agissant de queues de triton! C'était l'étude de la régénération des appendices (pinces, pattes, queues) de certains animaux, qui reparaissent après ablation par accident ou prédation. Le mécanisme en a été éclairci très récemment, par la découverte de cellules totipotentes, dans le cadre de programmes de recherche lourds et ambitieux.


     Cette année était aussi pour certains une période d'émancipation. Sortant juste de la guerre, en pleine adolescence, la jeunesse pouvait enfin s'extérioriser. Ce qu'elle fit au premier trimestre: quelques condisciples eurent l'idée saugrenue de « faire une descente » au lycée de filles. Charivari carnavalesque. Bloqué par la fermeture rapide de la sortie, un petit groupe fut capturé par la police qui transmit leurs noms à l'Université. Sanction: trois mois de suspension des cours, mais pas des travaux pratiques, ce qui n'obérait pas l'examen final. Cela fut peut-être un signe du destin, en tout cas l'approche inconsciente d'une forme d'enseignement : le tutorat. Un camarade des sept années lycéennes, sanctionné, demanda à Jean Belin de refaire le cours dont ils étaient exclus. Pendant un trimestre, et même après, il fut transformé en répétiteur à la satisfaction de tous, et surtout de lui-même : cette BA d'ancien scout était une très bonne préparation de l'examen. Beaucoup de titulaires du bac philo avaient des difficultés pour assimiler la physique. « Inconscient et culotté », il remet en forme les cours pour les aider. Les polycopiés n'existaient pas encore. Une seule officine pouvait les réaliser, après vérification gracieuse d'absence d'erreur par une assistante, préparant l'agrégation. Après l'examen, le professeur demanda à le rencontrer, étonné et satisfait de son initiative, de cette distribution à prix coûtant, et l'incita à poursuivre à Paris: expérience « capitale » riche d'enseignement, et de difficultés!


     Paris fut aussi une expérience douloureuse; la guerre n'était pas terminée, les aliments rationnés et un logement, même modeste, difficile à trouver. L'entraide des Cantalous joua. Sa « résidence » était une petite chambre sans risque d'intoxication oxycarbonée (chauffage absent, carreau cassé), matelas sur sommier, étagère pour quelques livres, mais bien située à deux pas de son affectation à Cochin et à l'Hôtel Dieu, et du foyer rue St-Jacques de l'Ecole des Mines, pour les « repas » : nouilles à l'eau-eau de nouilles. Fin novembre, suppression bienvenue des cartes de pain et ouverture à plein temps  des boulangeries: cet apport de pain sec, (« Jeanne était au pain sec » écrivait Victor Hugo), aidait les étudiants à survivre - c' est le mot exact -, c'est-à-dire alterner les matinées à Cochin où, assis sur des gradins à la grecque, ils prenaient des notes de plus en plus illisibles, avant de suivre de loin la visite aux malades, aux après-midis en Fac. Mésaventure: au début des conférences d'Externat (supprimées fâcheusement), un petit virus de rien du tout met Jean Belin au lit pour 15 jours, - prudence devenue de nos jours principe de précaution - . Amaigri et flageolant, ayant 15 jours de retard dans tous les domaines, on lui fit comprendre courtoisement, mais clairement que c'était un handicap difficile à rattraper. Le secrétaire général de la Faculté fit diligence pour renvoyer son dossier en province: un étudiant de moins à Paris.


     L'Ecole de médecine de Clermont.


     Après l'enfer parisien, le retour en Auvergne fut le paradis: dans le même bâtiment, l'Hôtel Dieu, les lieux d'enseignement et de soins, c'est-à-dire de travaux pratiques cliniques comme cela se passait à l'époque. Le faible effectif, réparti dans chaque service, permettait d'approcher malades et chef de service, le Patron. Le premier, le Professeur Bureau, parfois rugueux pour ses assistants, n'omettait jamais de se pencher vers un malade opéré ou en préparation pour le réconforter avant de réaliser avec une patience infinie des opérations délicates.


     Un externe malade dut être remplacé; Jean Belin, faisant fonction, participa à part entière à l'activité du service, avec deux appuis précieux : Carmen, malade hospitalisée, et la religieuse surveillante, soeur Elisabeth, efficace et bienveillante, jeune d'esprit et l'oeil à tout, fut-ce pour dépister la cause d'un problème urologique atypique; précisons que Carmen, prostituée de son état, déclara ne pas connaître le jeune médecin, ainsi catalogué « sérieux » par soeur Elisabeth. Evoquer des épreuves de jeunesse, la disparition d'un grand-père, nous rappelle des acquis essentiels comme la découverte des sulfamides ou des antibiotiques. Ni dans ce service ni aucun autre pendant ses 50 ans d'activité, il ne fut confronté à une infection nosocomiale. Ce constat, sur cette grande question « à la mode », confrontant l'expérience et les questions d'actualité, permet de revenir sur des pratiques de bon sens, trop vite jugées obsolètes. Et peu à peu, les étapes d'une carrière de praticien et d'enseignant retracées à travers des anecdotes font revivre grandes idées et principes, dans un va et vient entre le passé et le présent. Parler des diagnostics difficiles à établir, des malades exceptionnels à un titre ou un autre, du stress du candidat aux concours ou du médecin conscient des enjeux de sa pratique, c'est renvoyer au progrès des connaissances, aux techniques d'analyses et d'investigations toujours plus sophistiquées, mais aussi aux risques de dérives liées au mercantilisme ou à la paresse intellectuelle. De même, insister sur la richesse et l'âpreté des débats lors de congrès met en valeur l'importance de la recherche et la nécessité de la soutenir à l'échelle de la nation, tandis que le regard amusé sur les réactions passionnées et les soucis de gloriole rappelle qu'un savant est aussi tout simplement un homme.




     Du dialogue entre les ADN des lignées paternelle et maternelle aux épreuves qui jalonnent toute vie, des réactions aux questions actuelles au souci de préserver des techniques anciennes pour leur efficacité, c'est toujours le même sens de la mesure, de l'humilité devant l'ampleur de la tâche et les risques à prendre qu'exprime le propos de Jean Belin. Il nous renvoie sans cesse à deux grandes idées: le savoir et l'éducation morale d'où l'insistance sur les figures exemplaires de sa jeunesse - sont les bases d'une culture humaniste très large, indispensable à la réflexion comme à la pratique, dans une vie dominée par le souci d'autrui. Et la part d'impertinence de chroniques pourtant fort sérieuses nous montre qu'aucune attitude passéiste ne guide jamais le regard critique jeté sur les attitudes par trop frileuses et individualistes actuelles.

Conférence prononcée le 28 mars 2007
Notes et rédaction de D. F.





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