Bicentenaire du Lycé Blaise Pascal
Le colloque du 5 avril 2008
CLERMONT-FERRAND ( 1808 - 2008 )

La khâgne de Clermont-Ferrand pendant la seconde guerre mondiale.



par Jean-Jacques PERRIN, ancien professeur de classes préparatoires littéraires




     Les périodes les plus intéressantes de l'histoire de la khâgne de CLERMONT, ouverte en 1913, sont celles des deux guerres mondiales, auxquelles les élèves ont payé un lourd tribut. Il n'y a plus de témoins pour évoquer l'atmosphère de la première supérieure auvergnate pendant la Grande Guerre, mais les khâgneux et hypokhâgneux qui ont vécu la "Drôle de Guerre", "les années noires" et la période de la victoire sont encore nombreux, parce que CLERMONT fut alors une terre d'accueil et de brassage, non seulement pour les Alsaciens et les Israélites, mais aussi pour les Lyonnais et les Parisiens en 1939-1940, et d'autres étudiants venus de la zone occupée, entre 1940 et 1944.

     Paradoxalement, la khâgne clermontoise écrivit la plus belle page de son histoire l'année de la Débâcle. Son triomphe en 1940 s'explique par la politique de repli, dès la rentrée scolaire 1939, des établissements du nord et de l'est, qui permit à la première supérieure auvergnate, jusque-là stérile, de réunir toutes les conditions nécessaires pour obtenir ses premiers succès et être même la meilleure khâgne de l'hexagone.

La plupart des professeurs de la khâgne d'avant guerre étaient mobilisés. C'était le cas du maître des lettres classiques Jean PERUS, du germaniste Etienne LEBRALY et du philosophe Jean STOETZEL, futur père des sondages de l'IFOP. Le seul maître de première supérieure qui resta à son poste fut l'angliciste Jacques HONORE dit "chocolate". Cinq professeurs furent nommés: Jean GUEHENNO de Lakanal, Marcel BIZOS, Maurice LACROIX, Michel ALEXANDRE, Léon BODEVIN, tous quatre d'Henri IV. Un sixième professeur, Maurice LACOSTE, qui enseignait l'histoire dans la khâgne de Nancy, compléta l'équipe.

     Le plus connu des maîtres parisiens prestigieux était l'écrivain Jean GUEHENNO; ses nombreuses publications littéraires, son engagement du côté du Front populaire lui valaient une grande renommée. Les témoignages de deux ex-khâgneux devenus célèbres est éclairant. Le financier Pierre MOUSSA, alors en K2, écrit dans la roue de la fortune en 1989:
     "GUEHENNO nous initia à l'humanisme laïc. Il croyait au Progrès, aux Lumières, à l'homme. Nous l'avons entendu commenter de manière inoubliable la Prière à Dieu de VOLTAIRE. Mais qui n'a pas entendu GUEHENNO commenter un poème ne peut savoir ce qu'est une vraie explication de texte."
Madeleine AMOUDRUZ, plus tard, Madame REBERIOUX, alors en K1, est plus nuancée dans son éloge:
     "Nous avions comme professeur en littérature française et en latin Jean GUEHENNO. Il ne savait pas beaucoup de latin, mais cela n'avait pas d'importance; en littérature française il était très brillant, le latin l'ennuyait à périr. Il était défensiste, c'est à dire qu'il pensait qu'il fallait faire face à la montée du nazisme par tous les moyens. Les textes qu'il nous faisait commenter lui étaient l'occasion de se comparer à d'innombrables grands écrivains de son temps, pour nous dire, d'ailleurs, qu'il leur était supérieur à tous, mais en même temps, pour nous former à cette idée qu'il faut résister."

     Le professeur de philosophie, Michel ALEXANDRE, très connu pour avoir édité les Libres propos d'ALAIN, présentait de nombreux points communs avec GUEHENNO. Tous deux étaient parisiens et avaient quitté la capitale pour Clermont. Tous deux avaient été à la Ligue des Droits de l'Homme et au Comité de Vigilance des Intellectuels Anti-fascistes, tous deux avaient voté socialiste toute leur vie, mais ils ne se serraient pas la main, parce que Michel ALEXANDRE appartenait au courant pacifiste intégral. Disciple d'ALAIN, ALEXANDRE militait en faveur d'un pacifisme actif, allant jusqu'à réclamer une paix immédiate. Madame REBERIOUX apporte un témoignage précieux:
"ALEXANDRE, nous l'adorions, tant sa parole était forte, et en même temps, elle nous semblait étrange."
     Pierre MOUSSA va dans le même sens:
     "ALEXANDRE était infirme, inégal (parfois vaseux, souvent sublime). Il parlait d'une voix zozotante et voilée, fréquemment dans une position étrange (debout, la poitrine appuyée sur la table, la tête relevée). Il nous semblait vraiment penser devant nous."

     Maurice LACROIX surnommé "le Crux", natif de Pignols en Auvergne, était une sorte de prodige en grec. Il a laissé le souvenir d'un savant authentique, un peu perdu derrière la fumée de ses cigarettes, mais éblouissant en thème latin et grec.

     Marcel BIZOS occupe le poste symétrique de Maurice LACROIX en enseignant thème latin et grec en K2. Ce futur Inspecteur Général, et auteur d'une syntaxe grecque, était admiré pour la qualité de ses traductions. Selon Pierre MOUSSA:
     "Il était aussi élégant, zen et atone que son homologue de K1, LACROIX, était passionné et ébouriffé"

     Le germaniste Léon BODEVIN, très méthodique et pondéré, était à l'image de sa collection de manuels! Les deux provinciaux, Maurice LACOSTE en histoire et Jacques HONORE en anglais, pâtirent d'être comparés à des professeurs parisiens illustres pour lesquels les étudiants nourrissaient des préjugés favorables. Ils furent beaucoup moins admirés que leurs collègues.

     L'amalgame entre élèves d'origine géographique différente ne posa pas de problèmes en K1, mais la K2, qui accueillait une majorité de Lyonnais et aucune fille, fut plus homogène, plus studieuse.

     La vraie guerre, la grande offensive allemande surprit les candidats au milieu des épreuves écrites. A l'issue de chacune d'elles, les khâgneux apprenaient une nouvelle défaite et rencontraient leurs maîtres qui, conformément à la tradition, venaient leur apporter leur soutien. Selon P. MOUSSA:
     "GUEHENNO grondait, invitait PETAIN à se faire tuer à la tête des troupes. ALEXANDRE souriait tristement."

     Aussitôt après les épreuves écrites, fin mai, les khâgneux furent dispersés dans les migrations de la débâcle et attendirent jusqu'à la fin septembre les résultats de l'admissibilité. Beaucoup pensaient que les copies avaient été perdues et n'avaient pas préparé l'oral. Bien des choses s'étaient passées entre temps: PETAIN était devenu chef de l'Etat, la France était coupée en deux par la ligne de démarcation et le Jury de la rue d'Ulm dut se déplacer et tenir deux demi-sessions d'oral, évaluant une partie des admissibles à Paris et ceux qui se trouvaient en zone libre à la faculté des lettres de Lyon. Les résultats définitifs furent annoncés à Paris quelques semaines plus tard et ne furent connus des Lyonnais et Auvergnats que par cartes interzones.

     Ce fut un triomphe pour le lycée Blaise Pascal qui obtint les meilleurs résultats de France avec 6 lauréats sur une promotion de 26 élus. Les Lyonnais de K2 se taillèrent la part du lion avec 5 reçus sur 6. Gilles CHAINE troisième, Jean MEYRIAT sixième, Pierre MOUSSA quatorzième, Maurice DIDIER sixième, Louis DEROCHE vingtième. En K1, le parisien Henri COULET, premier à l'écrit, rétrogradait à la sixième place, pénalisé par sa mobilisation estivale.

     Les filles admissibles à Sèvres ne purent pas se rendre à Paris pour passer l'oral. Elles furent donc admises en fonction de leur rang à l'écrit. Pierrette DESTABLE, du Puy, fut la seule lauréate mais la première auvergnate à intégrer à partir de la khâgne clermontoise.

     Que sont devenus les sept lauréats de cette khâgne introuvable? Gilles CHAINE fut tué dans le bombardement du train où il se trouvait en mission pour la Résistance en 1944. Maurice DIDIER ne survécut pas à une grave dépression en 1949. Louis DEROCHE a été chargé de cours à l'Université de Nancy. Jean MEYRIAT a été directeur des Hautes Etudes en Sciences Sociales, avant d'être président des sciences de l'information et de la communication. Pierre MOUSSA passa le concours d'inspecteur des finances en 1945, devint directeur de Paribas en 1978. Après des mois de lutte contre la nationalisation, il fut contraint à la démission en 1981 mais rebondit, peu après, en créant le groupe financier Pallas Limited qu'il a dirigé jusqu'à un âge très avancé depuis la Défense et Kensington. Henri COULET, spécialiste de Marivaux, professeur à la faculté d'Aix, est une sommité mondiale de la littérature française du XVIIIème siècle. Pierrette DESTABLE a épousé Henri COULET et enseigné à Marseille puis à Aix.

     D'autres khâgneux de cet annus mirabilis ont accompli un parcours remarquable, même s'ils ne sont pas devenus normaliens supérieurs. Jean-Marie DOMENACH a été directeur de la revue Esprit de 1957 à 1976, mais le plus célèbre de tous est un certain Maurice SCHERER de Tulle, recalé à l'oral, devenu le cinéaste Eric ROHMER. Il est clair que son séjour clermontois lui a inspiré, trente ans plus tard, le cadre de son film Ma nuit chez Maud.

     L'année 1940-1941 fut l'année Pierre BOUTANG. Les titulaires d'avant-guerre étant prisonniers ou pas encore démobilisés, on nomme de nombreux nouveaux professeurs en khâgne, après le retour des maîtres parisiens dans la capitale. La nomination la plus spectaculaire concerne la philosophie. Aucun professeur n'a, depuis, suscité autant de réactions que Pierre BOUTANG, qui avait alors 24 ans. Tous les témoignages attirent l'attention sur la personnalité extraordinaire de cet enseignant hors normes qui subjugue les élèves, les terrorise parfois, mais tous reconnaissent leur dette intellectuelle envers cet excellent "éveilleur". Pourtant il arrive tard, fin octobre, précédé d'une réputation sulfureuse de royaliste, maurrassien et vichyste. Ses premiers cours qu'il donne en culottes de cheval et jambières firent sensation. Il dura 3 heures et quart et, d'emblée, les khâgneux furent séduits par ce jeune professeur dynamique et infatigable qui ouvrait à ses élèves les horizons d'une immense culture qui touchait à la musique, à la peinture, à la poésie avec comme auteurs favoris William BLAKE et RIMBAUD, en dehors de ses philosophes préférés PLATON et HEIDEGGER. Incontestablement de droite, membre influant d'Action Française, il était nationaliste, mais si habile qu'il réussit à embrigader des élèves qui n'avaient pas les mêmes opinions que lui, en leur faisant taper des articles fort hostiles à l'occupation. Il aimait ses élèves et usa de ses relations pour tirer de prison deux khâgneux communistes, dont la libération donna lieu à une petite fête en classe. Pierre BOUTANG sut se faire accepter au point que la promotion 1943-1944, majoritairement communiste, après le retour de Jean PERUS, dira, de façon abusive, que la khâgne 1940-1941 était "Action Française".

     Une telle personnalité ne pouvait que faire de l'ombre à ses collègues. Le professeur de français et version latine, Fernand DEPARIS, qui venait de Lille, bien que très sérieux, parut bien fallot. Deux professeurs strasbourgeois furent nommés: Alphonse MORGENTHALER pour enseigner le grec et le thème latin; cet érudit n'était pas sans points communs avec son prédécesseur, Maurice LACROIX, bien qu'il fût moins pédagogue ; son premier acte de résistance fut d'emmener ses khâgneux au tribunal militaire où des officiers en uniforme jugeaient, sans grande conviction, de jeunes communistes effrayés, arrêtés pendant une réunion de cellule, à une époque où ce parti était interdit; le second strasbourgeois, le professeur d'allemand Jacques ROOS, ex proviseur du gymnasium de Strasbourg, était un germaniste remarquable mais peu estimé, parce que, imbu de lui-même, il se moquait de l'accent de ses élèves auvergnats et méprisait la langue anglaise trop facile. Pour être à la hauteur d'un collègue aussi exceptionnel, le maître d'anglais, HONORE dit "chocolate" opte, cette année-là, pour des méthodes ludiques avant-gardistes en s'effaçant le plus possible et en assumant le rôle de meneur de jeu.

     La promotion 1940-1941 était étoffée, avec 42 inscrits, elle était hétéroclite avec de nouveaux visages: limougeauds et castelroussins avaient, jusque-là, préféré aller faire leurs études supérieures à Poitiers, Bordeaux, voire Paris, mais comme ces trois villes étaient en zone occupée, plusieurs khâgneuses venues de l'hypokhâgne de Bordeaux s'inscrivirent en khâgne à Clermont. L'une d'elles, originaire de Limoges, Geneviève LALEUF, fut la première jeune fille de l'histoire du lycée Blaise Pascal à obtenir le prix d'excellence en khâgne. Il y eut une dizaine de départs en cours d'année et, avec le recul, il est clair que deux khâgneux israélites, le clermontois Jacques ALCALAY et le mulhousien Samuel BADER ont quitté cette filière pour entrer dans les mouvements de résistance qui commençaient à se constituer, à l'instigation de Jean CAVAILLES, maître de Conférences en philosophie à la faculté de Strasbourg repliée à Clermont. Jacques ALCALAY a le triste privilège d'être le premier de la liste sur la plaque commémorative des anciens élèves du lycée morts pour la France, tout comme Samuel BADER est le premier nom sur la stèle du plateau de Gergovie dédiée aux martyres de l'Université de Strasbourg. Mais en 1940-1941, aucun khâgneux ne pouvait imaginer la destinée de ces deux camarades. Clermont était en zone libre, le maquis ne fonctionnait pas encore, le choix entre résistance et STO ne se posait pas pour les garçons. Aussi l'atmosphère était-elle détendue et même gaie. Les khâgneux, siégeant au premier étage du Tribunal de Commerce, organisaient, de temps en temps, un grand arrosage de bombes à eau dont étaient victimes les 55 bizuths au rez-de-chaussée. Toutefois, l'hiver fut fort rigoureux et les tickets d'alimentation ne suffisaient pas toujours à maintenir en bonne santé des étudiants qui devaient fournir un effort intense et régulier. En dépit de ces conditions, du départ des étudiants lyonnais et des maîtres parisiens, les résultats furent bons avec 6 admissibles à Ulm et 2 à Sèvres. Il y eut trois admis, deux garçons d'origine parisienne et une clermontoise, Madeleine AMOUDRUZ, plus tard Madame REBERIOUX, classée 4ème, qui devint professeur d'histoire contemporaine à l'université de Paris VIII, vice-présidente du musée d'Orsay et présidente de la Ligue Française pour la défense des Droits de l'Homme et du Citoyen.




     L'année 1941-1942 fut marquée par le retour de Jean PERUS. Titulaire de la chaire de lettres classiques avant-guerre, Jean PERUS revint par convoi sanitaire de l'oflag où il était prisonnier, considérablement amaigri et affaibli. Dès son retour, cet excellent pédagogue organisa clandestinement la résistance au lycée Blaise Pascal, mit sur pied des comités d'intellectuels antinazis à Clermont, occupa ensuite d'importantes fonctions au Front National sous le nom de VIDAL ou FERNAND. Plusieurs khâgneux communistes comme Georges BURNOL et la lorraine Jacqueline WOH travaillaient dans son réseau, l'une de leurs missions consistait à récupérer et à distribuer les Editions de minuit. Motivé par ses convictions marxistes, Jean PERUS passa des lettres classiques qu'il enseignait, au russe, en allant suivre des cours à la faculté de Strasbourg repliée. Il commença sa thèse sur Romain ROLLAND et Maxime GORKI et enseigna, plus tard, le russe à l'université de Clermont.

     En khâgne, les filles représentaient 45% de l'effectif de 40 élèves. Les sept Alsaciens-Lorrains constituaient le groupe géographique le plus étoffé, à égalité avec celui des étudiants du Puy-de-Dôme. Tous les khâgneux souffraient du froid et de la faim, selon le témoignage de Jacqueline WOH, certains recouraient à la rapine et au maraudage. Anne-Marie PARIS, venue de Nice pour échapper à la disette, fut très déçue par la nourriture offerte dans un foyer de jeunes filles du quartier de la gare. Elle pouvait toutefois acheter des carottes au marché Saint-Pierre et, aux vacances, en ramenait à sa famille affamée à Nice. Au Lycée, on servait un bol de soupe à la récréation de 10 heures et les plus débrouillards réussissaient à obtenir double ration. Malgré les nuages qui s'accumulaient de toutes parts et le départ de Pierre BOUTANG, remplacé par le leibnizien et spinoziste Roger LACOMBE, il y eut deux succès, celui d'Anne-Marie PARIS à Sèvres et de Jean HONORE, fils du professeur d'anglais de khâgne, classé troisième à Ulm.




     En 1942-1943 les filles furent majoritaires pour la première fois au moment où les effectifs s'effondrèrent en passant à 22 élèves. Pourtant, elles n'étaient que tolérées dans cet établissement de garçons et leur exclusion relative était symbolisée par la pièce exiguë qui leur avait été attribuée comme vestiaire, appelée ironiquement "gynécée". Elles avaient également le privilège de disposer de toilettes spécifiques dont elles gardaient jalousement la clef. Elles n'avaient pas le droit d'aller dans la cour des garçons. L'atmosphère se détendit après Noël, en partie parce que les filles qui déjeunaient au lycée Jeanne d'Arc, où la nourriture, quoique médiocre, était relativement abondante, n'hésitaient pas à remplir des boîtes de fer qu'elles rapportaient aux garçons plus affamés. Les pensionnaires manquaient de calories : choux, raves, choux-raves, topinambours et rutabagas quotidiens, lentilles parfois, lassaient les moins exigeants. Aussi, le ravitaillement, ramené par le Brivadois André CHAZELET - plus tard conseiller à la Cour de Cassation - le lundi matin, était accueilli avec joie! Fromages et charcuterie réjouissaient les estomacs, si bien que le casse-croûte entre 4 et 5, ce jour-là, dans l'étude nº1, située dans la cour du bas, vers la place Michel de l'Hospital, était un moment privilégié. L'hiver, il faisait très froid dans cette salle, et il arriva aux khâgneux et hypokhâgneux pensionnaires de brûler un banc, une chaise, une table pour se réchauffer, sous le regard indifférent de leur surveillant dérisoire, Pierre FROMENT, dit "blé dur" ou "frumentum" qui portait en bandoulière un bien mystérieux bidon contenant probablement du vin qu'il parvenait à se procurer dans cette période de restrictions!

     Les khâgneux étaient peu motivés pour accorder la priorité à un concours aussi sélectif. Depuis le 11 novembre, les Allemands avaient envahi la zone sud, le STO était une menace concrète pour les garçons, même s'il bénéficiaient d'un sursis jusqu'à l'été. Si les maquis commencèrent véritablement à s'organiser seulement en septembre 1943, des réunions clandestines et cloisonnées avaient déjà lieu. Le seul lauréat à Ulm fut le strasbourgeois René KAPPLER, fils d'un médecin réfugié depuis 1939 à Clermont et qui logeait rue d'Enfer, en face du Lycée qui accueillait à nouveau les classes préparatoires littéraires.




     L'année 1943-1944 fut l'année de la résistance. En octobre 1943, l'érosion des effectifs se poursuivit, il n'y eut plus qu'une vingtaine d'éléments dans chacune des divisions de khâgne et hypokhâgne. Les étudiants israélites êHélène ABRAHAM, Annie LANG et le futur philosophe et dramaturge Jean-Paul ARON, auteur de Le Pénis et la Démoralisation de l'Occident (1978) vivaient dans la terreur d'être arrêtés. Les élèves avaient faim. Le Ponot, Louis MALZIEU, était le préposé officiel à la distribution des biscuits caséinés qui avaient remplacé le bol de soupe à la récréation de dix heures. Les filles ne déjeunaient plus au lycée Jeanne d'Arc occupé par les Allemands, mais avec les professeurs du lycée Blaise Pascal, dans une salle réservée. Elles furent si actives dans la résistance que le proviseur BERRIN, dans son discours du 13 juillet 1945, leur a accordé la place d'honneur:
     "Jeunes résistants, jeunes maquisards, le lycée est fier de vous. Je ne peux citer tous vos noms, mais vous me permettrez de faire un sort particulier à vos compagnes de classe, celles de khâgne en particulier dont le dévouement et l'héroïsme ne cessèrent de se manifester pendant ces années tragiques. Elles ont résisté et affronté les pires dangers. Je pense à vous spécialement Jacqueline WOH, Micheline PETIT (j'ajouterai Alberte BONJEAN et Hélène HOFFNUNG en hypokhâgne) qui vous êtes dépensées sans compter, établissant des liaisons, mettant sur pied des mouvements de jeunes, travaillant à la rédaction et à la diffusion de la presse clandestine."
     Certains résistants étaient communistes, d'autres "tala" (abréviation de "vont à la messe"), mais il y avait l'union sacrée pour "chasser le Boche". Ces khâgneuses courageuses utilisaient deux locaux, l'un dans le quartier Trudaine, l'autre rue Blatin, où elles se servaient du jeu du petit imprimeur pour fabriquer des tracts tels que Mort à l'envahisseur hitlérien. Leur travail était d'autant plus délicat que leurs voisins, rue Blatin, étaient Allemands ou collaborateurs. Pour étouffer le bruit du duplicateur, elles chantaient des cantiques religieux, et pour dissimuler les traces d'encre accusatrice sur leurs mains, elles se frottaient les doigts contre le rebord des fenêtres et se gantaient les mains en sortant. Il leur fallait ensuite distribuer ces tracts dans les différentes facultés et les glisser, la nuit, dans les boîtes aux lettres. Lors de la rafle du 23 novembre 1943, la khâgneuse Marinette PETIT et Georgette WOH, soeur de Jacqueline WOH, furent arrêtées. Leur sort dépendait de Georges MATHIEU, étudiant en histoire, qui avait démissionné de Saint-Cyr et s'était mis au service de la gestapo pour des raisons complexes. Il connaissait bien les soeurs WOH et n'ignorait pas leur anti-hitlérisme. Après avoir hésité en regardant ces jeunes filles droit dans les yeux, puis en détournant brusquement le regard, il les sauva en les mettant du bon côté, pendant le tri qu'il effectuait.

     Claude LANZMANN, selon son témoignage écrit, organise la résistance dans les grandes classe du lycée dès son arrivée du collège de Brioude en hypokhâgne en octobre 1943. Le réalisateur de Shoah se rappelle que les jeunes résistants possédaient les fausses clefs de toutes les portes du lycée et s'entraînaient, la nuit, au tir, avec les quelques revolvers dont ils disposaient dans les caves du "vieux bahut" profondes comme des tombeaux. De son propre aveu, il lui est arrivé de se rendre au cours de Jean PERUS, comme lui communiste et résistant, avec un revolver dans la poche de sa longue blouse grise. Il s'est rendu plusieurs fois en gare de Clermont avec sa condisciple Hélène HOFFNUNG pour réceptionner des valises lourdes d'armes et de grenades sous les yeux de la gestapo et de la milice. Pour donner le change, il embrassait "avidement sa complice sur la bouche". Dès avant juin 1944, Claude LANZMANN et de nombreux élèves du lycée se dirigèrent vers le Mont Mouchet, certains sous la conduite d'Armand LANZMANN, père du futur cinéaste, mais la plupart des khâgneux et hypokhâgneux ignoraient alors ce qui se passait autour d'eux, la prudence élémentaire invitait à ne pas parler de choses compromettantes, d'autant que les réseaux étaient cloisonnés. En mars 1944, après le bombardement d'Aulnat, plusieurs hypokhâgneux, parmi lesquels Louis MALZIEU et Hélène HOFFNUNG, allèrent surveiller les décombres des maisons détruites pour éviter des actes de pillage.

     Profondément désorganisées, les classes préparatoires se vidèrent peu à peu et l'année scolaire se termina dans la confusion. Les concours furent reportés. Les Boches quittèrent Clermont sur la pointe des pieds, les postes de secours préparés par des khâgneuses intrépides, comme Alberte BONJEAN, ne furent pas utilisés, pas plus que l'unique revolver dont elles disposaient!




     L'année de la victoire, 1944-1945, fut paradoxalement marquée par la désorganisation de la khâgne clermontoise dont les effectifs furent trois fois moins élevés que l'année précédente, à cause, sans doute, du départ de Jean PERUS que ses activités de résistant propulsèrent au poste de commissaire à l'information régionale à la préfecture de Clermont. Plusieurs, élèves déçus de ne pas retrouver ce professeur éminent et emblématique, ne se réinscrivirent pas, et, pour mener à bien sa mission, Jean PERUS s'entoura de plusieurs anciens khâgneux et hypokhâgneux dont la sensibilité était proche de la sienne. L'Alsacien MORGENTHALER s'effondra lorsqu'il apprit la mort de son fils tué par les Allemands à Ballersdorf. Il n'avait plus le coeur à enseigner et son départ prématuré fut interprété par certains comme une démission. Il y eut également une grande instabilité en philosophie. Henri JOURDAN, successeur de Roger LACOMBE, très apprécié au premier trimestre, fut appelé, fin décembre 1944, au Ministère de l'Information à Paris, pour y exercer les fonctions de "chef de la section allemande des émissions étrangères de la radiodiffusion française", parce qu'il avait passé huit années comme lecteur dans les universités allemandes. Nommé en février, le successeur d'Henri JOURDAN passa quasiment inaperçu auprès des khâgneux qui ne se doutaient pas que Toussaint DESANTI allait devenir célèbre comme historien de la philosophie et épistémologue des mathématiques. Le nouveau professeur d'histoire Max DERRUAU, âgé de 24 ans, fut unanimement apprécié, mais passa comme une étoile filante car il voulait se spécialiser en géographie, discipline qui n'était pas enseignée en khâgne. Il fut nommé à la faculté de Clermont à la rentrée 1945 et laissa son poste à son ancien maître en khâgne (en 1936-1937) Robert SCHNERB qui, israélite, avait été interdit de cours par le régime de Vichy. La khâgne de Clermont ne réussit pas à faire intégrer un seul de ses élèves, ni à la session de rattrapage de 1944, ni en 1945, bien qu'il y eût des admissibles.

     Après quatre années de vaches grasses - de 1939 à 1943 - sur le plan des résultats scolaires, on retournait à la case départ, voire pire, car aucun étudiant ne s'inscrivit en khâgne à la rentrée 1945. Il ne subsiste qu'une division d'hypokhâgne de 16 élèves. Il faudra attendre 10 ans pour obtenir de brillants succès à Sèvres puis à Ulm.

Jean-Jacques Perrin

Retour accueil