Bicentenaire du Lycé Blaise Pascal
Le colloque du 5 avril 2008
CLERMONT-FERRAND ( 1806 - 2006 )

Bergson à Clermont-Ferrand:
naissance d'une philosophie



par Jean Bardy, ancien professeur de philosophie.




Introduction

     Bergson est un philosophe qui occupe une place importante dans l'histoire de la philosophie. Sans doute, après sa mort, le 3 janvier 1941, il quittera le devant de la scène, poussé dans les coulisses de l'histoire par des courants plus en vogue, l'existentialisme sartrien par exemple. C'est là le lot de tous les philosophes, une sorte de purgatoire avant la renaissance. Aujourd'hui Bergson a retrouvé sa place parmi les plus grands et l'audience qu'il mérite. Cependant nous sommes bien obligés de constater qu'il passe encore aux yeux de beaucoup pour un philosophe parisien, et cela non seulement dans le grand public mais aussi dans le microcosme philosophique.

     Certes cela est compréhensible. Il est né à Paris le 18 octobre 1859, il y mourra le 3 janvier 1941 et, entre ces deux dates, il a surtout enseigné à Paris et dans des établissements prestigieux - lycée Henri IV, Ecole Normale Supérieure - jamais par contre à la Sorbonne où il avait, pourtant, par deux fois fait acte de candidature. Puis en 1900 - il a 41 ans - il est appelé au Collège de France dans la chaire de philosophie ancienne. C'est la consécration. Du même coup on oublie qu'il a aussi enseigné en province, deux ans à Angers (1881-1883) et cinq ans en Auvergne (1883-1888). Ce passage en province, quand on en parle, est généralement qualifié de "début de carrière", mais, sans chauvinisme aucun, ce n'est pas ainsi qu'il faut voir les choses. L'objet de mon propos concernera, précisément, ces cinq années, qui sont le point de départ d'une aventure intellectuelle qui, il y a peu, avait encore des retombées.

     Je voudrais montrer que le passage en Auvergne est tout autre chose qu'un "début de carrière" puisque c'est là, dans nos murs, qu'est né le bergsonisme ou, pour le dire autrement, que s'est dénouée la crise intellectuelle que traverse Bergson depuis ses années d'Ecole Normale. Pour ce faire, je commencerai par me demander qui est Bergson en arrivant à Clermont dans les derniers jours de septembre 1883. Puis nous nous intéresserons à un moment de son cursus qui traduit sans doute un malaise, un moment critique en tout cas, ce qui est peut-être la clé ou une des clés permettant de mieux comprendre Bergson. Après quoi nous irons chercher nos arguments auprès de quelqu'un qui a bien connu Bergson, le critique littéraire Charles Du Bos. Enfin, et rien ne l'interdit, nous irons chercher chez Bergson lui-même une preuve qu'il a, peut-être, volontairement laissée.




I/ Qui est Bergson en arrivant à Clermont?

     Henri Bergson est ancien élève de l'Ecole Normale Supérieure où il est entré, en 1878, second, derrière un jeune provincial du nom de Jean Jaurès. En 1881 il sera agrégé, toujours second, mais cette fois Jaurès n'est que 3ème. Quant au premier, il s'agissait de Lesbazeille, qui mourut dans les semaines qui ont suivi le concours, et dont nous ne savons rien. Voilà pour la carte d'identité, si l'on peut dire, ou encore, en termes bergsoniens, voilà pour le "moi superficiel". Il faut donc maintenant s'interroger sur le "moi profond". Quelles sont les pensées qui habitent le jeune philosophe? Quelles questions se pose-t-il? Y en a-t-il qui le hantent tout particulièrement? Et surtout il faudra répondre à la question suivante: philosophiquement qui est Bergson?

     On sait qu'à l'Ecole il a beaucoup lu, les philosophes bien sûr, mais pas seulement. Il a fait beaucoup de mathématiques, beaucoup de physique, et s'est intéressé à la mécanique (y compris la biologie, science toute neuve à cette époque). Les sciences sont, pour Bergson, d'une très grande importance. D'ailleurs l'une de ses préoccupations sera de réconcilier sciences et philosophie, dont les liens se sont passablement distendus pendant le XIXème siècle. Alors, philosophiquement, qui est-il?

     On sait, parce qu'il l'a dit, qu'il s'est copieusement ennuyé pendant son année de terminale dans la classe de son professeur de philosophie, Benjamin Aube, qui ne l'intéressait pas du tout. Dans ses lectures il faut mettre en premier le nom de Kant, que Bergson avait lu intégralement. Il était connu pour avoir une excellente connaissance du kantisme. La première affirmation qu'il posera pourrait se formuler ainsi:

Le réel est là, devant nous, et il doit pouvoir être connu.

     Disons que Bergson affirme par là une certaine positivité du réel. Cette affirmation exprime en fait son hostilité au kantisme qui ne cessera jamais. En effet, chez Kant, nous ne connaissons le réel qu'au travers des cadres de notre esprit: les formes a priori de la sensibilité, espace et temps , et les catégories de l'entendement. De là résulte que ce que nous connaissons n'est que ce qui nous apparaît. Quoi que nous fassions, nous ne connaissons que le "phénomène" et non le réel dans son être même. Or cela Bergson ne peut pas l'admettre. Il disait parfois:
          "Lorsque j'étais étudiant et que je lisais un philosophe, j'adhérais, dans un premier temps, à ce qu'il écrivait; j'étais cartésien avec Descartes, Berkeleyen avec Berkeley, mais ce fut devant Kant que, pour la première fois, je dis NON."

     Bergson donc ne souscrira jamais au kantisme. D'ailleurs, à l'Ecole, ses condisciples l'avaient surnommé "l'anti-kantien". Il y a aussi chez Bergson la certitude que le réel est mouvant. Le changement est un fait et il faut en tenir compte.

     Enfin, parmi les lectures de Bergson, il y a l'ouvrage du philosophe anglais Herbert Spencer Les premiers Principes . Ce fut d'abord un enthousiasme débordant:
          "Enfin un penseur qui annonçait une doctrine qui faisait du changement le tissu même du réel"

     Mais cet enthousiasme dura peu. Au fur et à mesure qu'il avançait dans sa lecture, la déception s'accusait.
          "Il ne s'était pas plutôt engagé sur la voie qu'il tournait court; la doctrine portait bien le nom d'évolutionnisme... Il n'y était jamais question ni de devenir ni d'évolution".
Et Bergson n'hésitera pas à parler du "faux évolutionnisme" de Spencer. La déception fut grande et l'on peut dater de ce moment là le début de la crise que traverse Bergson. C'est une période de flottement. Spencer avait suscité un immense espoir mais brusquement tout se brouille et c'est dans une espèce de nuit intellectuelle qu'il arrive à Clermont. Pour mesurer l'importance du choc, le poids de la crise intellectuelle, il faut faire un retour en arrière.




II/ L'ombre de Lachelier. Un choix déterminent mais déroutant.

     Revenons quelques années en arrière. Après le baccalauréat, Bergson retourne en terminale dans une classe de vétérans. C'est ainsi qu'à l'époque on désignait ce que nous appelons aujourd'hui classes préparatoires. Bergson entre dans une classe de vétérans scientifique. Cela n'a rien de surprenant. Il n'était écrit nulle part qu'il dût être philosophe. Son professeur de mathématiques, Monsieur Desboves, a vite fait de repérer les aptitudes de son élève. Ses résultats sont excellents, d'une grande régularité, ainsi Monsieur Desboves décide-t-il de le présenter au Concours Général des lycées. Bergson obtient le 1er prix pour avoir donné la solution au fameux problème des 3 cercles proposé par Pascal à Fermat en 1654. Monsieur Desboves ne tarit pas d'éloge sur son élève. Il publiera son devoir dans le livre qu'il prépare sur Pascal et les géomètres. Je signale au passage que, pour ceux que cela intéresse, on trouve ce devoir dans les Mélanges publiés au P.U.F., collection La Pléiade.

     Avant le départ en vacances, le maître, en souhaitant de bonnes vacances à l'élève, lui recommande de manière très appuyée de s'inscrire, à la rentrée, au concours d'entrée à l'Ecole Normale Supérieure en sciences avec option mathématiques. Or, à la rentrée, Bergson s'inscrit bien au concours d'entrée à l'Ecole Normale Supérieure mais en lettres avec option philosophie! Monsieur Desboves est fou de rage. Mais rien n'y fera, la décision de Bergson est sans appel. Son professeur lui aurait alors dit:
          "Vous pouviez être un mathématicien, vous ne serez qu'un philosophe".

     Nous sommes là devant une question importante, qui n'a pas échappé à Philippe Soulez, auteur d'une superbe biographie philosophique de Bergson, qu'il n'a pu achever, puisqu'il est décédé avant d'avoir bouclé son travail, magnifiquement terminé par Frédéric Worms (P.U.F.). Soulez pose en effet la question suivante: que s'est-il passé? Et il propose une réponse: Bergson aurait lu pendant son année de mathématiques supérieures la thèse du philosophe Jules Lachelier intitulée Le Fondement de l'Induction. On peut comprendre qu'à ce moment là de ses études une sorte de tiraillement intérieur l'ait secoué. Car enfin, s'il aime les mathématiques, s'il y réussit, cela n'empêche qu'il y a un vide, la philosophie; Benjamin Aube l'a déçu; il n'a pas su la lui faire découvrir. Lachelier vient de la lui révéler et lui ouvrir ainsi des horizons insoupçonnés. On peut, à ce propos, citer une lettre tardive de Bergson à Xavier Léon, qui est alors président de la Société Française de Philosophie. Cette lettre est du 28 mai 1932 - Bergson a 73 ans - ; déjà pris par la maladie, ne se déplaçant que difficilement, il tient à s'excuser de rater une séance:
          "S'il y a une séance à laquelle j'aurais voulu assister c'est bien celle qui sera consacrée à Jules Lachelier. Je n'ai pas eu l'honneur d'être son élève mais je le considérais néanmoins comme mon maître. J'étais encore sur les bancs du collège lorsque je lus la thèse, Le Fondement de l'Induction. Par elle me fut révélée la philosophie pure"

     Il y a là, en effet, une confidence précieuse. Le "collège", c'est en fait le lycée Condorcet qui, pendant cette période, a souvent changé de nom et s'est même appelé "collège Fontenois". Dès lors, une autre question se pose: qu'y a-t-il donc dans cette thèse qui ait pu retourner Bergson et le faire changer d'avis? Soulez cite deux textes, très courts, tirés de la fameuse thèse. Les voici:

Le premier texte indique clairement le choix "dynamiste" que fait Lachelier, refusant par là même le "mécanisme". Quant au deuxième texte, il affiche clairement le choix du transformisme.

     Si j'essaie de comprendre ce qui s'est passé au fur et à mesure que Bergson avance dans sa lecture, je dirais qu'il a vu un chemin se dessiner, ce chemin est une "philosophie de la nature", une réflexion sur l'origine, la naissance de l'univers à l'aide des sciences et notamment de la biologie. Pensons à son premier credo (le réel est là devant nous, il doit pouvoir être connu). En outre il est séduit par cette idée qui veut que "tout être est une force, toute force un progrès" en direction de l'esprit (réalisme spiritualiste). Devant lui se dessine l'histoire de l'univers (il s'en souviendra sans doute en écrivant l'Evolution créatrice). N'oublions pas que le deuxième texte affiche clairement l'adhésion de Lachelier à l'évolution. Bref, cette lecture est sans aucun doute à l'origine du changement radical qui s'est opéré pendant les vacances de l'année 1876/1877. Dès lors les choses vont très vite dans la tête de Bergson. Ce qu'il entrevoit, c'est un "projet", un vaste chantier sur lequel il brûle de s'aventurer. Il veut constituer une philosophie de la nature à partir d'une réflexion sur la biologie. En fait Lachelier lui ouvre les yeux à un moment où il fait un choix qui n'est pas totalement clair. Il a besoin des congés d'été pour réfléchir. Ce qui est sûr, c'est qu'en entrant à l'Ecole Normale Bergson a un projet. Peut-être même est-il le seul de sa promotion à en avoir un. J'entends un projet philosophique. Ses années d'Ecole seront dominées par ce projet. Il a lu les philosophes, mais je rappelle aussi qu'il a fait beaucoup de sciences. Toutes ces années sont dominées par le sentiment que quelque chose d'important qu'il n'arrive pas à formuler est là, devant lui, dans une sorte de proximité lointaine.




III/ La révélation. L'eurêka de Bergson.

     Nul ne saura jamais, dans le détail, comment s'est déroulé intérieurement le moment historique où Bergson a "vu" ce qu'il cherchait tant et depuis si longtemps. On sait combien les lieux et les hommes sont importants dans la recherche. Pour les lieux, je dirai simplement que Clermont-Ferrand, ville calme, silencieuse à cette époque et accueillante, a offert à Bergson une retraite qui lui était sans doute nécessaire. Quant aux Clermontois, il l'a dit, ils sont passionnés par les lettres, les arts et les sciences. Bergson avait quelques amis qui ont sans doute compté dans ces années de recherche.

     Cf. le témoignage de Gilbert Rouchon, Archives du Puy-de-Dôme (4 F 243 )
          "Nous avions formé pendant quatre ans un petit groupe d'amis: Constantin, Bloch, Baron, Boule, pendant les deux mois qu'il a suppléé Julien. Deux fois par jour nous nous voyions aux repas. Puis, le soir, nous faisions le tour de la ville avant de nous séparer. C'est au cours d'une de ces promenades que j'ai entendu Bergson discuter avec Constantin du sophisme de Zénon d'Elée et mettre sur pied la grande expérience qu'il exposera dans sa thèse."
     C'est auprès du critique littéraire Charles Du Bos, ami de Bergson, qu'il faut aller chercher les quelques éléments qui nous permettent de conclure. Lors d'une visite à Bergson, Charles Du Bos évoquera le propos qu'aurait tenu Bergson et que Joseph Désaymard rapporte dans la petite plaquette qu'il a publiée Bergson à Clermont. Quels sont ces propos? Bergson aurait dit: "C'est en expliquant les sophismes de Zénon d'Elée à mes élèves que je commençais à voir dans quelle direction il fallait chercher". Dès lors Du Bos demanda à Bergson ce qu'il y avait de vrai dans les propos rapportés par Desaymard. Bergson confirma, reprenant la même formule (cf. Bergson, Oeuvres, édition du centenaire page 1941).

     Il faut donc se ranger à cette formule. J'ajouterai une précision quant aux "élèves" dont parle Bergson. On a compris généralement qu'il s'agissait de ses élèves du lycée; dans le cours fait au lycée, il consacre seulement quelques lignes aux Eléates; il s'agit plutôt de ses étudiants: à partir de 1884, il est, en effet, chargé de deux heures, deux fois par semaine, à la Faculté, où il a des jeunes en licence, voire agrégation; et son programme, en histoire de la philosophie cette année là, va des présocratiques jusqu'à Aristote. Cela paraît donc plus crédible compte tenu du niveau du cours.

     Dès lors la boucle est bouclée. Bergson a compris l'erreur de Zénon et du même coup découvert ce qu'il appellera la "durée". Zénon a confondu le mouvement, la mobilité, "Achille courant", et sa projection dans l'espace. C'est le temps des scientifiques, divisible en parties égales; une heure c'est soixante minutes, une minute soixante secondes etc... Mais à côté de ce temps fait de parties égales, spatialisé, il y en a un autre. C'est le temps de la conscience, non plus quantitatif mais qualitatif et créateur d'imprévisibles nouveautés. Bref nous sommes alors au coeur de l'Essai sur les données immédiates de la conscience . Bergson achèvera la rédaction de sa thèse en sorte que , quittant Clermont en 1888, il emportera dans ses bagages un travail achevé. Clermont-Ferrand est bien le berceau du bergsonisme, puisque l'Essai conduira Bergson à la Mémoire, la durée cosmique, bref son oeuvre est désormais en route.




IV/ Bergson confirme à sa manière.

     Au lendemain de son élection à l'Académie Française, Bergson donne à La Dépêche de Toulouse l'interview suivante (10 février 1914):
          "Je me souviens avec plaisir de mon séjour au lycée d'Angers dans ce pays de l'ouest prospère, où on se laisse vivre avec tant de volupté. On faisait beaucoup de musique à Angers. C'est une ville vraiment artiste. Puis me voilà nommé à Clermont-Ferrand. La transition était brusque du décor opulent de la Loire au décor sévère de l'Auvergne. Eh bien! c'est là, parmi les Puys et les volcans éteints, les paysages de verdure peuplés de villages aux maisons noires, c'est là que la pensée s'est recueillie, ramassée, concentrée."

     N'est-ce pas là la confirmation par l'auteur de l'Essai lui-même que c'est en effet ici à Clermont que le bergsonisme est né et que la crise intellectuelle s'est dénouée?




Conclusion

     Le séjour en Auvergne n'a pas été sans souci ni sans moment de découragement mais Bergson n'a jamais abdiqué. Il a, comme il l'a dit, "travaillé de toutes ses forces". Il gardait de son passage à Clermont-Ferrand de bons souvenirs et en parlait souvent. Dans les derniers moments de sa vie - cela se passait à la mi-juillet 1940, il est mort le 3 janvier 1941 - il écrivait à André Billy, un de ses confrères à l'Académie:
          "Nulle part je n'ai aussi bien travaillé qu'à Clermont et je me suis plus d'une fois demandé si je n'aurais pas mieux fait d'y rester."
Il parlait volontiers de l'Auvergne. Clermont avait réellement une place dans son coeur. A cela il y a peut-être une raison: c'est ici qu'il est né une deuxième fois.

Jean BARDY

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