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Histoire et mémoire: une relation complexe.

par Fabien CONORD, profeseur à l'Université d'Auvergne

       Mémoire et histoire semblent proches et sont pourtant souvent antinomiques. Une définition croisée des deux termes est proposée par le site eduscol, qui met des ressources à disposition des enseignants:

      L’histoire, c’est la recherche de la vérité. La mémoire, c’est le respect de la fidélité.les enseignants, la mémoire est enseignée comme objet d’histoire, avec les regards croisés d’une méthode historique qui permet de distinguer les mémoires, individuelles et collectives, selon les espaces et les temps historiques.

      Les signataires d’un appel pour la liberté de l’histoire (Jean-Pierre Azéma, Elisabeth Badinter, Jean-Jacques Becker, Françoise Chandernagor, Alain Decaux, Marc Ferro, Jacques Julliard, Jean Leclant, Pierre Milza, Pierre Nora, Mona Ozouf, Jean-Claude Perrot, Antoine Prost, René Rémond, Maurice Vaïsse, Jean-Pierre Vernant, Paul Veyne, Pierre Vidal-Naquet et Michel Winock) estiment quant à eux que «l'histoire n'est pas la mémoire."

L'histoire n'est pas la mémoire.

      L'historien, dans une démarche scientifique, recueille les souvenirs des hommes, les compare entre eux, les confronte aux documents, aux objets, aux traces, et établit les faits. L'histoire tient compte de la mémoire, elle ne s'y réduit pas.

      C’est davantage l’histoire de la mémoire qui intéresse les historiens, quand la mémoire constitue dans l'esprit de nombreuses personnes une lecture de l'histoire. Elle se traduit souvent par une insistance sur le temps long et des invariants, alors que l’histoire, pour retenir la définition proposée en son temps par Marc Bloch se veut «du changement», «des hommes dans le temps», l’historien des Annales ajoutant que «le temps de l’histoire est le plasma où baignent les phénomènes et le lieu de leur intelligibilité». Ainsi, par quelque bout qu'on le prenne, temps, changement, chronologie, évolution d'un côté, semblent s'opposer terme à terme, trait à trait, à l'identité, l'unité, la fixité, même si évidemment ces notions n'ont pas de caractère absolu. La mémoire peut être tout à la fois une auxiliaire de l'histoire (à travers par exemple l'usage de l'enquête orale) et une concurrente voire un obstacle à l'établissement et à l'enseignement serein de l'histoire (c'est toute la problématique des lois mémorielles et de la concurrence des mémoires, qui ont suscité de multiples appels d’intellectuels depuis la loi Gayssot).

      Plutôt que de résumer ici à nouveau des débats maintenant bien balisés ou de tenter de balayer tous ces aspects, j'ai fait le choix pour cette conférence de développer un thème plus spécifique, celui de la mémoire comme productrice d'histoire, à travers l'exemple du ressentiment.

      C'est l'objet d'un ouvrage de Marc Ferro, qui considère qu'«à l'origine du ressentiment chez un individu comme dans le groupe social, on trouve toujours une blessure, une violence subie, un affront, un traumatisme. Celui qui se sent victime ne peut pas agir, par impuissance. Il rumine sa vengeance qu'il ne peut mettre à exécution et qui le taraude sans cesse.»
       Il remarque que «attente peut également s'accompagner d'une disqualification des valeurs de l'oppresseur et d'une revalorisation des siennes propres, de celles de sa communauté qui ne les avait pas défendues consciemment jusque-là, ce qui donne une force nouvelle aux opprimés, sécrétant une révolte, une révolution ou encore une régénérescence»observe que «la reviviscence de la blessure passée est plus forte que toute volonté d’oubli».

Il s'agit d'un exemple que j'ai pu étudier dans le cas particulier de ce que l'on appelle en France la Revanche, à savoir l'attitude adoptée vis-à-vis de l'Allemagne après la guerre de 1870-1871, dont on commémore actuellement le cent cinquantième anniversaire

Identité nationale, histoire et mémoire

      Un état qui arrache un territoire à un pays voisin: le fait peut sembler tout à fait anachronique et les organisations internationales mises en place après les deux guerres mondiales se sont efforcées d’empêcher cette possibilité afin d’éviter la réminiscence des conflits du passé, accord qui rend également intangibles les frontières issues de la colonisation, de l’Afrique subsaharienne au Moyen-Orient. Toute transgression de ce consensus est susceptible de sévères représailles, l’exemple de l’Irak chassé du Koweït peu après l’avoir envahi en 1990 est emblématique. Pourtant, au même moment, les guerres qui ensanglantent l’ancienne Yougoslavie montrent que, jusque sur le continent européen, tout risque de conflit lié à la nation et la (non)coïncidence entre un peuple et un état n’est pas écarté. Plus récemment, la tension entre l’Ukraine et la Russie a réveillé le spectre des guerres interétatiques en Europe. La crise de Crimée, suivie du rattachement de la péninsule à la Fédération russe en 2014, illustre quant à elle la puissance de l’irrédentisme et la nostalgie impériale qui marquent encore les limites de l’ancienne Union soviétique, dont témoignent aussi les querelles qui minent l’Abkhazie ou la Géorgie. Elle pose la question de l’identité nationale: en effet, les habitants de Crimée, consultés lors d’un référendum -même si celui-ci n’offre pas toutes les garanties d’expression libre et loyale du suffrage- manifestent leur volonté de quitter l’Ukraine pour rejoindre la Russie, dont elle avait été distraite par Nikita Khrouchtchev.

      L’identité nationale ne se résume pas à une question territoriale. Elle suppose également l’adhésion à un corps commun de valeurs. C’est cette cohésion dont l’évidence n’est pas admise par tous qui interroge et fragilise la société française. En 2007, élu président de la République, Nicolas Sarkozy met en place un ministère de l’immigration, de l’intégration, de l’identité nationale et du développement solidaire, mêlant indissolublement flux migratoires et identité nationale, choix porteur de polémiques. Le second titulaire de ce ministère, éric Besson, lance en 2009 un débat sur l’identité nationale, abandonné quelques mois plus tard en raison des dérapages engendrés par sa (mauvaise) tenue. à l’époque, la gauche est vent debout contre cette initiative. à droite, Alain Juppé, réservé, note sur son blog le 27 octobre 2009«définitions de la Nation sont nombreuses» mais «celle qu’en a donnée Ernest RENAN, dans sa très belle conférence du 11 mars 1882, reste indépassable». Il conclut dès lors: «Tout est dit. à quoi bon relancer un débat ?». Si le thème de l'identité nationale est à nouveau agité par Nicolas Sarkozy lors de la campagne présidentielle de 2012, le sujet demeure ensuite second. Il revient sur le devant de la scène dans le contexte violent des attentats commis depuis 2015, sur le sol français, par des terroristes se revendiquant d'une organisation islamiste moyen-orientale mais qui sont, eux, de nationalité française. Ce douloureux constat conduit les femmes et les hommes politiques à reposer la question de la nation et de son contenu idéologique. Alain Juppé, fidèle à ses références, estime en septembre que « la plus belle définition de ce qu'est une nation, de ce qu'est une patrie, c'est celle qu'Ernest Renan a donnée au XIXe siècle : le lieu du vivre ensemble (...), des valeurs communes, un projet commun, un bien commun, une vision commune de l'avenir ».

      Deux mois plus tard, après les attentats de novembre, François Hollande annonce au Congrès réuni à Versailles que les titulaires d'une double nationalité pourront être privés de leur nationalité française. La tentative de mise en application par son gouvernement de cette annonce fracture une gauche déjà divisée sur bien d’autres sujets.

      Le 25 février 2016, en plein débat sur la déchéance de nationalité, plusieurs personnalités de gauche, parmi lesquelles Martine Aubry et Daniel Cohn-Bendit, signent une tribune où elles affirment leur conviction que «la gauche, l’identité française doit être républicaine, elle se définit comme une communauté non pas d’origine, mais de destin, fondée sur les valeurs de liberté, d’égalité, de fraternité et de laïcité».

      Affleure dans leurs mots l'héritage de la conception révolutionnaire de la nation, qui irrigue tout le XIXe siècle. Elle sert aux protestataires de 1871 à dénoncer la saisie par l'Allemagne de l'Alsace-Lorraine dont les populations viennent d'envoyer au Parlement français des adversaires de l'annexion. Celle-ci nourrit un fort ressentiment contre les Allemands, qu'exprime l'idée de Revanche.

La Revanche, vecteur mémoriel et thème littéraire

      Lors de l’hommage funèbre rendu du maire de Strasbourg Emile Kuss, mort à Bordeaux, avant le retour de son corps en Alsace, Léon Gambetta prononce un discours resté fameux pour l’évocation de la revanche à prendre sur l’issue de la guerre de 1870-1871. Ce thème, toujours mentionné dans les causes de la Première Guerre mondiale, même s’il a été discuté, y compris de façon polémique mais aussi scientifique, demeure présent dans le débat politique mais aussi dans l’esprit des diplomates et des militaires comme «point fixe». L'historien Henry Contamine estime que la France resta «ée dans une citadelle sentimentale sans équivalent dans le passé et dans l'avenir, une citadelle dont les plans étaient dessinés par une opinion diffuse et non par des hommes d’état», puisque certains, y compris Gambetta, ont pu vouloir en sortir, mais qui les poursuit néanmoins, tel un scrupule au sens presque premier du terme, ce caillou qui empêche de marcher sereinement, et dont témoigne le testament de Jules Ferry mais aussi les pleurs de Marcel Cachin à Strasbourg en novembre 1918. Les politiques de conciliation et/ou d'oubli pourtant très relatif ont d'ailleurs suscité de vives réactions, telle celle de Juliette Adam qui accuse Gambetta de pratiquer «'abandon de la Revanche», titre qu'elle choisit même pour un volume de ses mémoires.

      A l’inverse, d’autres élus ayant voté contre la paix (et donc la cession de la quasi-totalité de l’Alsace et d’une partie de la Lorraine) le 1er mars 1871 entretiennent vigoureusement la mémoire de l'offense.

       Je retiendrai aujourd'hui seulement l'exemple du plus célèbre d'entre eux en matière littéraire, Victor Hugo.



      Il emploie le terme « revanche » dès le 1er mars à l'Assemblée Nationale, en s'exclamant:

«Oh! une heure sonnera -nous la sentons venir- cette revanche prodigieuse.»


      L'orateur développe alors:

      «Dès demain, la France n’aura plus qu’une pensée: se recueillir, se reposer dans la rêverie redoutable du désespoir, reprendre des forces, élever ses enfants, nourrir de sainte colère ces petits qui deviendront grands; forger des canons et former des citoyens, créer une armée qui soit un peuple; appeler la science au secours de la guerre; étudier le procédé prussien, comme Rome a étudié le procédé punique; se fortifier, s’affermir, se régénérer, redevenir la grande France, la France de 92, la France de l’idée, la France de l’épée.»



      En 1872 et 1873, Victor Hugo confirmeà plusieurs reprises cette volonté de revanche dans ses notes.
Surtout, le poète la rend manifeste à travers trois textes publics.





      Le premier constitue sa réponse à ceux qui reparlent fraternité.



       Aux pacifistes soucieux d’unité européenne, il écrit: « Quand nous serons vainqueurs nous verrons. […] Je prédis l’abîme à nos envahisseurs ».















      En 1874, Victor Hugo réaffirme sa fidélité aux provinces perdues et sa conviction que la Revanche adviendra dans Mes fils. Il y écrit:

      «Les rancunes couvent les représailles ; les plus doux se sentent confusément implacables ; les augustes promiscuités fraternelles ne sont plus de saison ; la frontière redevient barrière ; on recommence à être national, et le plus cosmopolite renonce à la neutralité ; adieu la mansuétude des philosophes ! Entre l’humanité et l’homme la patrie se dresse, terrible. Elle regarde les sages, indignée. Qu’ils ne viennent plus parler d’union, d’harmonie et de paix ! Pas de paix, que la tête haute ! Voilà ce que veut la patrie. Ajournement de la concorde humaine.»





       Le 16 septembre 1873, Victor Hugo produit un long texte sur La libération du territoire (plus de 2000 mots). A défaut de pouvoir le citer tout entier, il est possible d'en livrer les passages les plus saillants.



      Réagissant à l'évacuation de la France par les troupes allemandes, ce que l'on appelle à ce moment la «libération du territoire», le poète proclame:

      « Je ne me trouve pas délivré. Non, j’ai beau Me dresser, je me heurte au plafond du tombeau, J’étouffe, j’ai sur moi l’énormité terrible. Si quelque soupirail blanchit la nuit visible, J’aperçois là-bas Metz, là-bas Strasbourg, là-bas Notre honneur, et l’approche obscure des combats»



      Il s’efforce ensuite de donner mauvaise conscience aux Français oulagés:

      « Quoi! vous n’entendez pas, tandis que vous chantez, Mes frères, le sanglot profond des deux cités! Quoi, vous ne voyez pas, foule aisément sereine, L’Alsace en frissonnant regarder la Lorraine ! ô oeur, on nous oublie ! on est content sans nous! Non, nous n’oublions pas! nous sommes à genoux Devant votre supplice, ô villes! Quoi! nous croire Affranchis, lorsqu’on met au bagne notre gloire, Quand on coupe à la France un pan de son manteau, Quand l’Alsace au carcan, la Lorraine au poteau, Pleurent, tordent leurs bras sacrés, et nous appellent»



      Lui assure que «, remparts, non, clochers superbes, non jamais Je n’oublierai Strasbourg et je n’oublierai Metz». Selon Victor Hugo, sans le retour à la France de ces deux villes, «autre délivrance est un leurre». à cette fidélité aux provinces perdues, succède aussitôt l’appel à la revanche qui permettra de laver «un immense Austerlitz populaire Sedan, Forbach, nos deuils, nos drapeaux frémissants».



      Dans la lignée de ce qu’il disait le 1er mars 1871 à l'Assemblée Nationale, il appelle à la préparation de la victoire future, non sans prudence:

      «Le devoir aujourd’hui, c’est de se laisser croître Sans bruit, et d’enfermer, comme une vierge au cloître, Sa haine, et de nourrir les noirs ressentiments. à quoi bon étaler déjà nos régiments ? à quoi bon galoper devant l’Europe hostile ? Ne point faire envoler de poussière inutile Est sage; un jour viendra d’éclore et d’éclater; Et je crois qu’il vaut mieux ne pas tant se hâter. Car il faut, lorsqu’on voit les soldats de la France, Qu’on dise C’est la gloire et c’est la délivrance C’est Jemmapes, l’Argonne, Ulm, Iéna, Fleurus! C’est un tas de lauriers au soleil apparus Regardez. Ils ont fait les choses impossibles. Ce sont les bienfaisants, ce sont les invincibles. Ils ont pour murs les monts et le Rhin pour fossé.»



      Comme à Bordeaux deux ans plus tôt, la rive gauche du Rhin et le thème des frontières naturelles sourdent des phrases de Victor Hugo. Celui-ci enfonce le clou dans sa volonté de revanche, sans omettre l’hommage plusieurs fois présent dans ce poème aux soldats de la Révolution et de l’Empire:

      « Vous foulerez aux pieds Fritz, Guillaume, Attila, Schinderhanne et Bismarck, et j’attends ce jour-là! Oui, les hommes d’Eylau vous diront Camarades!»

      Cette intransigeance de Victor Hugo invite à souligner le malentendu alimenté par son plaidoyer passé pour les états-Unis d’Europe. Si le grand écrivain envisage en effet une Europe unie, c’est sous l’égide de la France, «nation-chef» de Mes fils, dans un messianisme révolutionnaire, et avec Paris pour capitale, dans une claire hiérarchie culturelle qu'il établit entre les villes européennes. Franck Laurent limite à 1874, avec la parution de Mes fils, «moment proprement revanchard de Hugo» mais celui-ci excède largement ce texte. Il irrigue de multiples écrits à partir de 1871 et constitue un véritable point fixe dans la pensée politique de Victor Hugo dans le dernier âge de sa vie.

La mémoire au rendez-vous de l’histoire, ou 1870 en 1914

       Durant l’été 1914, l’engrenage des relations internationales conduit la France dans une nouvelle guerre contre l’Allemagne. Trois protestataires de 1871 sont encore en vie, dont Georges Clemenceau, qui relie explicitement les deux guerres:

      «Nous avons été vaincus, écrasés, démembrés en 1870. Saignés jusqu’aux dernières gouttes, nous avons essayé de revivre et, depuis quarante ans, tantôt bien, tantôt mal, nous avons vécu. Mais cette vie même est notre crime, aux yeux de vainqueurs qui croyaient en avoir fini pour jamais avec nous. Moins de quatre ans après la paix de Francfort, l’homme qui se croyait le maître de l’Europe tentait de nous achever. Il l’aurait fait de sang-froid, comme son successeur fait exécuter les Serbes aujourd’hui, si la Russie, si l’Angleterre n’étaient intervenues.»

      Lui qui a souvent eu la dent dure pour Gambetta lors des querelles partisanes des années 1880, ajoute: « C’est justice que notre pensée se retourne vers Gambetta.» Son souci de lier les deux conflits s’exprime aussi dans l’avis qu’il donne au président de la République, Raymond Poincaré: «Vous feriez bien d’écrire à M. de Freycinet. Il a quatre-vingt-six ans, il a été ministre de la Défense nationale en 1870 et, pour lui, c’est un peu la même guerre qui continue.»

      Par la suite, Georges Clemenceau succède précisément à Freycinet à la tête de la commission sénatoriale de l’Armée, puis accède au pouvoir en 1917, en pleine crise politique en partie liée à une période de doutes militaires.

      Le 1er mars 1918, jour anniversaire du vote des préliminaires de paix en 1871, le comité «L'effort de la France et de ses alliés» commémore la guerre de 1870-1871 à la Sorbonne. Georges Clemenceau y rappelle que la France n'a pas été à l'initiative de la Revanche, dont il souligne d'ailleurs que la mémoire s'était affaiblie:

«L’épreuve commença pour moi dans cette assemblée de Bordeaux dont on parlait tout à l’heure, quand je vis mes meilleurs amis d’Alsace arrachés du Parlement français et que bientôt cette terrible tragédie, demeurée vivante en moi depuis cette douloureuse journée, vit son souvenir s’abîmer dans la cruelle indifférence des peuples de la terre, pressés de s’accommoder à toutes choses, ignorant l’inévitable fatalité des revanches de la justice et de la liberté.

      Et bien, cette revanche est venue en dépit de nous-mêmes. C’est notre ennemi qui nous l’a imposée.»

      La revanche s’accomplit finalement et Georges Clemenceau peut annoncer à la Chambre des députés, le 11 novembre 1918, l’armistice. Paul Deschanel, président de la Chambre des députés, salue ensuite «’heure bénie pour laquelle nous vivions depuis quarante-sept ans», «-sept ans pendant lesquels n’a jamais cessé de retentir en nos âmes le cri de douleur et de révolte de Gambetta, de Jules Grosjean et des députés d’Alsace-Lorraine, celui de Victor Hugo, d’Edgar Quinet et de Georges Clemenceau (vifs applaudissements) quarante-sept ans, pendant lesquels l’Alsace-Lorraine bâillonnée n’a cessé de crier vers la France!»

      La séance du 8 décembre 1919 est tout aussi chargée de mémoire lorsque le Père la Victoire qu’il est devenu accueille le retour des députés d’Alsace-Moselle dans l’hémicycle du Palais-Bourbon. Charles François, député de la Moselle, lit la protestation du 17 février 1871, puis les propos d’émile Keller le 1er mars 1871, salue Raymond Poincaré, « grand Lorrain » président de la République, et Georges Clemenceau, « dernier représentant de la protestation de Bordeaux, celui qui nous avait promis « une revendication éternelle » et qu'un prodigieux destin a désigné pour présider à la restauration du droit violé en 1871.»

      Georges Clemenceau prend à son tour la parole et s'adresse aux élus des départements recouvrés:

«je vous vis arracher de nos bras, à Bordeaux, pour suivre dans les chaînes le triomphe de la barbarie».

      La suite se passe de commentaires:

      «La fortune veut que ce soit le dernier survivant des protestataires qui se lève aujourd’hui pour vous dire, au nom du Gouvernement, dans la patriotique exaltation des nouveaux messagers de la République française, l’ardente parole de bienvenue qui consacre officiellement pour jamais la beauté du grand retour.»

      Après cette apothéose, suivie, comme la Roche tarpéienne est proche du Capitole, par un échec à l’élection présidentielle, Georges Clemenceau se retire de la vie politique. Il y est pourtant troublé par une publication qui lui inspire une dernière réflexion permettant d’associer histoire et mémoire.

La mémoire leçon pour l’histoire?

      Raymond Recouly publie en 1929 Le mémorial de Foch, après la mort du Maréchal. Il y accuse Clemenceau de faiblesse lors du traité de Versailles, avec l'abandon de la rive gauche du Rhin à l'Allemagne. Ulcéré par ces attaques, l’ancien chef du gouvernement rédige un ouvrage, publié de manière posthume sous le titre Grandeurs et misères d’une victoire. L'ancien protestataire de 1871, qui a de la mémoire, juge qu'« ilfallait que la libération ne se traduisît pas par l'annexion d'un territoire conquis».

      Il consacre le chapitre XII tout entier à la question rhénane, retraçant l'histoire -y compris récente- de la rive gauche du Rhin.

      Le chapitre XIII porte sur le pacte de garantie. à nouveau, le précédent de 1871 est présent, d'abord implicitement puis explicitement. Georges Clemenceau évoque les cinq millions et demi d'habitants de la Rhénanie

« qui, par l'effet des principes de la Révolution française, ne trouveraient peut-être pas bon qu'on disposât d'eux sans une consultation préalable ».

Il écrit ensuite:

«la France avait été animée d’intentions conquérantes, comme le lui ont reproché quelques Américains, elle se fût sans doute cantonnée dans des revendications de territoires auxquelles des souvenirs historiques demeuraient attachés, malgré le péril de fonder la paix de l’Europe nouvelle sur une question d’Alsace-Lorraine à rebours».

Ces lignes révèlent l’importance de la mémoire de la perte de l’Alsace et d’une partie de la Lorraine. Conscient que cet épisode traumatisant a empoisonné les relations franco-allemandes, Georges Clemenceau s’efforce dans les traités qui suivent la Première Guerre mondiale de ne pas faire aux Allemands ce qu’ils ont fait aux Français. Il arrive que des hommes politiques avertis tirent les leçons du passé. Certes la paix signée en 1919 a été suivie d’un nouveau conflit mais ses causes sont multiples et le procès fait à Clemenceau d’avoir manqué de fermeté, qui apparaît d’ailleurs partiellement injuste, omet de mesurer l’ombre portée de la guerre de 1870 sur celle de 1914-1918, par le biais de la mémoire de l’un des parlementaires qui avaient refusé de céder l’Alsace et la Lorraine. Il apparait donc que la mémoire d’un conflit aura tout à la fois nourri le ressentiment et maintenu présente l’idée de Revanche, non sans nuances, catalysé les énergies lors de l’entrée en guerre suivante et conduit le négociateur de la paix à en tenir compte dans son élaboration, ce qui illustre la complexité du rôle joué par la mémoire dans l’histoire d’un demi-siècle.

(Conférence proncée le 16 octobre 2020 lors du 99ème congrès de l'Union des A)

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